Après Ferrare, New York accueille à son tour la première rétrospective consacrée à Dosso Dossi. Celle-ci prend place peu après la découverte d’un document qui date de 1513 la commande de la Pala Costabili, autrefois située dans les années 1520. Les commissaires de l’exposition, Mauro Lucco et Peter Humfrey, se sont fondés sur cette œuvre pour réviser la chronologie du peintre émilien. Une vision que récuse Alessandro Ballarin, professeur à l’Université de Padoue et spécialiste de la Renaissance dans la région du Pô.
Professeur Ballarin, que pensez-vous de l’exposition conçue par Mauro Lucco et Peter Humfrey ?
Il me semble que l’exposition ne commence à fonctionner que dans la quatrième salle, où sont réunis les Astronomes, Saint Cosme et saint Damien de la Galerie Borghèse, et l’Allégorie de la Musique du Musée Horne à Florence. Ces tableaux, datés avec précision dans l’exposition vers 1520-1521, font face au Titien du Polyptyque Averoldi de Brescia et au Corrège de la coupole de Saint-Jean-l’Évangéliste, à Parme. Cet ensemble est, avec la salle des portraits, l’un des plus beaux, et montre l’importance de l’exposition.
Sur quoi portent vos réserves, concernant les trois premières salles ?
Dès la première salle, le malaise est très fort. La Circé de la National Gallery de Washington est placée là pour témoigner de l’importance de Giorgione auprès de Dosso Dossi vers 1510-1512. Cet aspect est en soi problématique et, en outre, il me semble évident que le tableau a été exécuté en deux temps. Le premier plan – la cigogne, le faon, l’eau cristalline de l’étang – illustre une approche totalement différente de celle du paysage au fond, qui m’apparaît comme une partie plus ancienne, à dater très certainement des années 1510. D’ailleurs, la radiographie a révélé la présence d’une Circé sous-jacente, plus frêle, moins grandiose. Le personnage et le paysage du premier plan ont donc été conçus plus tard, vers 1527-1528, à l’époque de l’Allégorie mythologique de la Galerie Borghèse.
Dans la salle suivante, la Melissa de la Galerie Borghèse trône au centre du mur principal. Or, la restauration lui a mal réussi, non du point de vue des résultats techniques mais de sa qualité même. Académique, dénuée des tonalités vives qui caractérisent le meilleur Dossi, elle paraît froide et mécanique. Ses grandes dimensions écrasent les merveilleux petits tableaux qui l’accompagnent : le Repos pendant la fuite en Égypte des Offices et la Jeune gitane de la Galerie nationale de Parme. Ces compositions sont pourtant importantes. Elles montrent la naissance, à partir du Concert champêtre de Titien, d’un certain type de paysage, avec des lumières de plus en plus intenses, une véritable gymnastique de la couleur. Si l’on maintient la date de 1512 pour Circé, avec son premier plan foncièrement “optique”, dans le goût flamand, les paysages de la Jeune gitane et des autres petits tableaux ne témoignent plus de rien : Dossi aurait alors expérimenté depuis longtemps déjà ses recherches sur la représentation de la nature et la couleur.
Enfin et surtout, la nouvelle datation de la Pala Costabili (1513-1514), qui a contraint d’avancer les dates de plusieurs œuvres concordant par le style, me semble fausse. Dans une exposition didactique organisée par la Direction des Musées de Ferrare, les analyses techniques précises menées par Vincenzo Gheroldi ont démontré – à mon avis de manière irréfutable – que ce polyptyque est le fruit d’une double version. Si la commande a bien eu lieu en 1513, Dossi est intervenu plus tard en modifiant la disposition du retable central précédemment conçu par Garofalo. Nous ne savons pas exactement quand se situe cette intervention, mais je crois fermement que ce n’est pas avant 1520-1522, c’est-à-dire à l’époque où le peintre a livré le retable de la cathédrale de Modène, en parfaite concordance stylistique avec les parties de sa main dans la Pala Costabili.
Inversement, un ensemble de tableaux datés par Longhi et vous-même dans les années 1510-1515 se retrouve en fin de parcours avec des œuvres de 1520-1525.
Pour se forger une opinion, il faut étudier l’art des années 1520 à la cour d’Este. Dosso Dossi peint alors des tableaux marqués par Michel-Ange, Garofalo exécute le Massacre des Innocents de la Pinacothèque nationale de Ferrare, et Ortolano peint la Déploration sur le corps du Christ de la Galerie Borghèse. On se rend compte que les œuvres du “groupe Longhi” n’entrent absolument pas dans ce réseau de références. Imaginer Dossi peignant en 1520-1525 sa très bellinienne Sacra Conversazione de Capodimonte n’a pas de sens. Cela en ferait une figure tout à fait isolée à Ferrare. À cette époque, personne ne peint plus les saintes conversations à mi-figure, comme le faisait Bellini.
Y a-t-il, dans l’exposition, de graves absences ?
Je trouve grave qu’il manque le retable des Offices avec saint Jean-Baptiste et saint Jean l’Évangéliste, dit la Pala di Codigoro. Le catalogue ne le montre même pas. Or, cette œuvre illustre la capacité de Dossi à tenir tête au Titien et à être l’un des protagonistes de la manière moderne. Il est attentif à ce qui se passe à Venise, Florence et Rome, à une date que je ne crois pas très éloignée de 1517-1518. Faire le silence à ce sujet ne me semble pas correct. Si l’on veux mettre sens dessus dessous une quelconque tradition, on ne doit pas éluder les questions.
Comment auriez-vous donc conçu la visite de l’exposition ?
Une première salle rassemblerait les tableaux du “groupe Longhi”. Puis l’on construirait la seconde autour du trop négligé retable des Offices, de la Melissa Borghèse et de tous les petits tableaux qui témoignent de la découverte de la couleur et du paysage chez Dossi. On aurait ainsi une transition entre une première et une seconde phase, même s’il demeure quelques questions. Je ne suis pas encore capable de m’expliquer le tournant clé entre une œuvre de jeunesse comme le Retable de Varano et la Pala di Codigoro aujourd’hui aux Offices. La situation politique intervient sans doute pour une large mesure. Entre 1512 et 1516, une atmosphère pesante règne sur toute l’Italie du Nord, mais c’est justement à cette époque qu’arrivent à Ferrare Titien et Fra Bartolomeo. Après les joutes de jeunesse avec Ortolano et ses contemporains, Dossi les laisse tous derrière lui. Ce phénomène se mesure vraiment, je crois, dans la Pala di Codigoro.
Quelle est la place de Dossi dans l’histoire de la peinture italienne à la Renaissance ?
Les peintres de la région du Pô ont tous été à la rencontre de la Venise de Giorgione, Titien et Dürer. Mais lorsqu’ils recommencent à travailler, après la guerre qui a entièrement paralysé l’Italie du Nord entre 1512 et 1516, ils ne s’expriment plus selon les canons du classicisme. Ils font preuve d’une inquiétude intérieure, d’un goût pour un naturalisme mêlé d’excentricité, à la manière des peintres du Danube dont circulaient des gravures, d’Altdorfer à Baldung Grien. C’est alors qu’apparaît chez Dossi cette façon de peindre à l’arraché. La folie de la couleur, dans les années 1517-1519, le rapproche de Romanino, à Brescia. Lui, le peintre de cour servant les ambitions d’Alphonse Ier d’Este, rivalise avec Raphaël et Titien tout en gardant un œil sur les excentricités d’un Romanino ou d’un Pordenone. Vers 1520, à l’époque des Astronomes, il découvre Giorgione. De son domaine ferrarais, il répond alors à Michel-Ange sur un ton très polémique, avec une peinture à la matière crépitante, expressive, conçue sans dessin. C’est à ce moment-là un très grand artiste. Puis survient la rencontre avec Giulio Romano et le goût artistique de la cour de Mantoue. Alors s’éteint sa descendance, comme le prouvent, aussi belles soient-elles, les œuvres qui suivent les Astronomes.
Jusqu’au 28 mars, Metropolitan Museum of Art, 1000 Fifth Avenue, New York, tél. 1 212 879 5500, tlj sauf lundi 9h30-17h15, vendredi et samedi 9h30-21h.
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Le double visage de Dosso Dossi
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°75 du 22 janvier 1999, avec le titre suivant : Le double visage de Dosso Dossi