Si les CD-Rom culturels se multiplient, ceux de pure création, imaginés par des artistes, sont encore rares. \" Performance artist \", violoniste, chanteuse, ventriloque, compositeur, sculpteur, Laurie Anderson s’est toujours intéressée de très près aux nouvelles technologies. Elle est ainsi venue presque naturellement au multimédia. Après avoir créé son propre site sur l’Internet, elle vient de réaliser un CD-Rom, Puppet Motel, qu’elle a présenté au Milia (Marché international de l’édition et des nouveaux médias), à Cannes. Entretien avec une artiste qui tient un discours féministe sur le multimédia
CANNES - "Je mêle depuis longtemps des images et du son, j’ai donc eu l’impression de travailler sur un territoire très familier, reconnaît Laurie Anderson, mais la différence majeure réside dans la perception du temps, qui n’est pas du tout la même dans un CD-Rom". En moins de cinq mois, elle a créé Puppet Motel pour réagir contre l’esthétique dominante des CD-Rom qu’elle juge "très laide". "L’électronique donne une lumière sans relief", à l’opposé du mystère qui a toujours enveloppé ses spectacles, comme le dernier en particulier, The Nerve Bible.
"J’aime les connections, les associations, je n’aime pas les histoires préétablies, les films où il n’y a qu’un début, un milieu et une fin, où l’on enlève les jours ennuyeux pour ne laisser que des poursuites de voitures, ajoute-t-elle. J’aime les jours ennuyeux où la réflexion, l’imagination peuvent se développer".
De fait, Puppet Motel n’a ni histoire, ni début, ni fin. Vous êtes invité à pénétrer un espace irréel, plutôt sombre, un motel de 33 pièces où vous naviguez à votre guise en croisant parfois une marionnette, clone de Laurie Anderson. S’enchaînent alors des paroles, des aphorismes imprégnés de la symbolique complexe chère à l’artiste, tantôt bercés par une musique aquatique, tantôt nimbés de poésie : faites virevolter délicatement un patin à glace sous la galaxie… Et allez encore plus loin, car Puppet Motel est un CD-Rom hybride, sa navigation peut se poursuivre sur le on-line. Great !
Les femmes sont très douées pour le multimédia
"Il est très intéressant de remarquer que les femmes sont très douées pour le multimédia, observe Laurie Anderson. À New York, une école d’arts visuels délivre un diplôme de "Net Art", et la plupart des élèves sont des femmes". "Je pense que les femmes sont plus intéressées à rechercher des associations entre des territoires différents, alors que les hommes préfèrent ce qui est linéaire, narratif". Et puis, le réseau des réseaux serait inaccessible sans téléphone : "Je pense que les femmes sont très à l’aise au téléphone", dit-elle sans rire.
Laurie Anderson n’a pas pour l’instant de nouveaux projets de CD-Rom, car "le développement est très lourd". Après avoir laissé en sommeil depuis six mois son site sur le Web, elle va le réveiller, mais "concevoir des images et du son est long", et elle réfléchit à un nouveau concept de spectacle mêlant théâtre et multimédia. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est la possibilité de travailler en temps réel : "Je vois plus l’Internet comme une radio, où l’on serait guidé par un disc-jockey virtuel vers des services ou des choses à faire en temps réel, que comme une simple série d’informations".
À ce titre, les sites des musées (lire page 7) ne l’intéressent guère : "Bien sûr, il y a des informations, mais créer un site pour un musée, c’est comme mettre un livre, un catalogue sur le Net, avec une mauvaise qualité de reproduction des tableaux". Elle préfère consulter le site du DIA Center for the Art où deux artistes russes ont élaboré un questionnaire pour définir le tableau "parfait" dans un pays : "C’est très amusant, les Américains et les Français ont comme couleur favorite le bleu, mais les premiers préfèrent la peinture d’histoire, les seconds le paysage… C’est une véritable recherche sur l’Internet".
Laurie Anderson porte néanmoins un diagnostic très réservé sur l’avenir du réseau des réseaux : "Les gens sont affamés de nouveaux équipements, se jettent dans une course frénétique à l’information, alors que 99 % des informations sur le Web sont idiotes et inutiles". "Andrew Carnegie a construit une bibliothèque au début du XXe siècle, l’Internet pourrait être celle du XXIe siècle, publique, gratuite, ouverte jour et nuit, mais je crois qu’il va évoluer plutôt vers un gigantesque centre commercial". Au Milia, elle a été frappée d’entendre surtout : "La fête est finie, let’s do business"…
Le ministère de la Culture n’avait pas de stand cette année à Cannes, au Milia, mais Philippe Douste-Blazy y a néanmoins annoncé la création d’une délégation autonome pour le multimédia, placée sous la responsabilité du Centre national du Cinéma (CNC), au sein de la nouvelle direction de l’Audiovisuel et des Industries multimédia. Le ministère de la Culture va consacrer cette année plus de cent millions de francs au multimédia, a affirmé le ministre. L’édition de produits sera soutenue et la commande publique aux artistes élargie au multimédia. " Ces œuvres seront présentées sur le serveur du ministère et constitueront une " cybergalerie " permanente de la création française ", a estimé Philippe Douste-Blazy. Les formations multimédia dans les écoles d’art doivent être renforcées, tandis qu’une méthode universelle permettant l’identification des œuvres va être mise en place pour la protection juridique des auteurs et des fonds.
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Laurie Anderson, la fête est finie sur l’Internet
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Abonnez-vous dès 1 €Puppet Motel, CD-Rom de Laurie Anderson, navigation Hsin-Chien Huang, publié aux États-Unis par Voyager, localisation française par Gallimard, 399 F.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°23 du 1 mars 1996, avec le titre suivant : Laurie Anderson, la fête est finie sur l’Internet