Adjoint au directeur du Musée de Grenoble de 1990 à 1995, année où il est nommé directeur du Musée des beaux-arts de Rennes, Laurent Salomé, conservateur en chef du patrimoine, a pris la direction des musées de Rouen en 2001. Il commente l’actualité.
Les nouvelles mesures juridiques et fiscales votées en 2002 et 2003 ont donné un élan décisif au mécénat culturel, dont le meilleur exemple à ce jour reste l’acquisition d’un lot de 130 dessins italiens par le groupe Carrefour pour le compte de l’État. Cette situation représente un nouvel enjeu pour les musées. Comment, selon vous, intéresser et attirer les mécènes ?
Maintenant que nous sortons de la préhistoire en matière de dispositions fiscales pour favoriser le mécénat, il reste à faire un gros travail d’adaptation des musées à cette ouverture. Nous ne tombons pas des nues : cela fait bien longtemps que nos crédits de fonctionnement et d’investissement piétinent ou régressent et que nous sommes obligés de rechercher tous les partenariats possibles. Mais c’était vraiment très difficile. Beaucoup de temps et d’efforts pour récolter des sommes souvent modestes. Et, pour les acquisitions, les mécènes devaient être de véritables héros civiques. Heureusement qu’il y en a quelques-uns ! À Rouen, si plusieurs des fils de Paul Alexandre nous ont permis de constituer un ensemble exceptionnel d’œuvres de Modigliani, c’est grâce à un sens très profond du bien public et à un détachement vis-à-vis des choses matérielles comme on n’en rencontre pas tous les jours. Les nouvelles mesures nous éloignent de cet exemple superbe, mais forcément rarissime, pour nous faire entrer dans des rapports plus calculés. C’est un vrai métier de gérer ces nouvelles relations, et il ne peut pas être assumé entièrement par les conservateurs et leurs (éventuels) chargés de communication. Tout grand musée régional devrait avoir au moins une personne à temps plein pour construire ces partenariats : le poste serait rentabilisé immédiatement. Car nous avons des projets très divers et alléchants dans nos cartons, et nous savons bien que les entreprises sont demandeuses. Encore faut-il trouver la bonne personne au bon moment. Je remarque que l’art contemporain ne fait plus peur à personne et devient plus facile à « vendre » que l’art ancien. Mais les projets hors du commun (nous étudions la reconstitution d’un monument en céramique 1900, de nouveaux espaces d’exposition et des projets pédagogiques) ne laissent jamais indifférents les entrepreneurs que nous sollicitons, et le mouvement peut s’accélérer… si nous trouvons le temps !
Après Paris, en 2002, récemment ce fut au tour des musées du département de l’Isère et du Musée des beaux-arts de Caen de voter la gratuité des musées. Que pensez-vous d’une telle mesure, souhaitez-vous la même chose pour le Musée des beaux-arts de Rouen ?
C’est évidemment le sujet politique par excellence et la décision ne m’appartiendra pas. Cela ne m’empêche pas d’exprimer régulièrement ma position résolument hostile à la gratuité. Je ne veux pas parler à la place de mes collègues, mais je crois que les expériences déjà tentées ne sont pas entièrement concluantes. D’abord, il me semble essentiel de rappeler toujours ce qu’est un musée et de lutter contre l’idée reçue d’un lieu inerte, si nous ne voulons pas que cette institution ait disparu dans cinquante ans (ce qui ne me paraît pas une hypothèse délirante). Un musée est le produit d’un travail, d’une somme d’efforts et de générosités accumulés sur des siècles. Un tableau accroché sur un mur n’est pas arrivé là, en bon état, accessible à tous, éclairé, chauffé, bien « cocooné » à 50 % d’humidité relative par l’opération du Saint-Esprit. Je ne vois pas pourquoi un musée devrait être gratuit plus qu’une autoroute, et je suis même choqué qu’on pousse dans cette direction au moment où l’on fait payer l’accès à la pointe du Raz. Nous avons au contraire un système de tarification qui joue un vrai rôle social, avec des tas d’exonérations et de tarifs réduits pour ceux qui en ont besoin. Et un dimanche gratuit par mois pour ceux qui ne veulent pas débourser un centime. Et, pour finir, un plein tarif presque dérisoire : trois euros pour l’un des plus grands musées de France.
Vous avez passé commande en 2003 à l’artiste Felice Varini et, jusqu’au 21 février dernier, vous exposiez les acquisitions récentes du FNAC (Fonds national d’art contemporain). Cela témoigne-t-il d’une volonté d’ancrer l’art contemporain dans le musée et, plus généralement, de créer une nouvelle dynamique ?
Le Musée des beaux-arts de Rouen est actif dans le domaine de l’art contemporain depuis deux siècles. Comme dans les autres régions, son rapport à l’art en train de se faire a connu des hauts et des bas. Après une première hésitation, en 1903, il a accueilli en 1909 ce qui reste la seule grande collection impressionniste hors de Paris. Il a été très historique dans l’entre-deux-guerres, mais, après 1945, il s’est lancé dans ces expositions à visée expérimentale qui ont fleuri à l’époque et qui nous semblent si drôles aujourd’hui. Ce qui est nouveau dans ce musée, depuis la grande exposition « À travers le miroir, de Bonnard à Buren » de 2000-2001, c’est la volonté d’être en prise directe avec la scène artistique internationale, d’être aussi ambitieux dans ce domaine que dans le registre historique. L’effort se porte aussi sur les collections, dans la perspective de la création d’un grand département d’art moderne et contemporain à l’horizon 2011, dans les 5 000 m2 libérés par le départ de la bibliothèque municipale. L’intervention de Felice Varini, l’acquisition du Caterpillar de Wim Delvoye, qui tutoie les chefs-d’œuvre de notre salle de la fin du Moyen Âge, sont des étapes importantes et alimentent nos réflexions sur la personnalité de la collection. L’exposition « Champs de vision », qui réunissait des œuvres monumentales que le FNAC a peu l’occasion de montrer, a remporté un succès inespéré et très encourageant. Le public rouennais, que l’on croit conservateur, est tout le contraire. Disons, largement le contraire.
Nous essayons de cultiver une tradition de liberté et de découverte. Nous avons ouvert en 2004 « la Galerie », un espace qui nous donne la possibilité de projets plus pointus (Charles Fréger, Jean-Philippe Lemée, aujourd’hui Bernard Lallemand). Et nous préparons avec le FRAC Bretagne une belle fête : la grande rétrospective consacrée à André Raffray.
Le Musée du Louvre a choisi d’installer une « antenne » à Lens. Quel regard portez-vous sur un tel projet ? Pensez-vous que cela puisse nuire, à long terme, à la politique de dépôt de l’État en faveur des musées régionaux ?
Je respecte les espoirs et le travail de ceux qui croient à ce projet. J’espère qu’ils me donneront tort, car je lui vois quelques caractéristiques assez déplaisantes. D’abord, comme cela a été beaucoup dit, il résulte d’un raisonnement systématique : on a voulu généraliser une idée émanant du Centre Pompidou, qui est nettement moins pertinente pour d’autres institutions. C’est le « franchising du franchising ». Ensuite, on ne peut pas s’empêcher de trouver le principe un peu décalé : les Américains en reviennent, nous y allons. Enfin, il est politiquement correct, et ça, pour moi, c’est du poison. Mais l’équipe du Louvre est sans doute assez « mithridatisée » pour déjouer tous ces pièges !
Pour ce qui est des dépôts du Louvre, ils se limitent depuis longtemps à des opérations très ponctuelles, et plutôt modestes. On ne peut pas parler de « politique de dépôts », comme sous la IIIe République ou dans les années 1950. Le Louvre n’a plus les marges nécessaires et vous savez ce qu’il est obligé de faire de nos jours pour gagner sa vie… Les musées de « région » doivent compter sur autre chose. Je préfèrerais qu’on le dise franchement et je ne suis pas très convaincu par les prêts de chefs-d’œuvre pendant six mois.
Le 7 avril prochain, le Musée des beaux-arts de Rouen inaugurera une importante exposition sur « Trois siècles d’art brésilien » dans le cadre de l’Année du Brésil. Quels sont les enjeux de ce type de manifestation culturelle, qui plus est pour une ville comme Rouen ?
Il s’agit d’une incroyable collection particulière brésilienne, celle de Beatriz et Mário Pimenta Camargo, qui retrace avec des œuvres et objets d’art de très haut niveau toute l’histoire du pays, de la découverte à l’indépendance. On y trouve des chefs-d’œuvre de l’Aleijadinho et les plus beaux porte-cure-dents en argent de la planète. Ce qui me touche dans cette collection, c’est que l’art et l’histoire y sont réconciliés, alors que nous avons un sérieux problème en France pour les mettre ensemble. L’exposition a un sens précis à Rouen, puisque cette ville s’est engagée à la Renaissance dans diverses expéditions et dans le commerce intensif du « bois de braise ». D’où la « joyeuse entrée » d’Henri II en 1550, événement d’une splendeur inouïe, avec son village brésilien reconstitué sur une île de la Seine, où une cinquantaine d’indigènes dansaient nus parmi les perroquets… C’est à Rouen que Montaigne discutera quelques années plus tard avec des Indiens du Brésil, leur empruntant quelques remarques bien senties sur notre société.
Quelles expositions vous ont marqué récemment ?
J’ai encore le souvenir ému d’une traversée du Buen Retiro, à Madrid, en novembre, où j’ai vu deux expositions du Reina Sofia : « Martin Kippenberger » au Palacio de Velázquez, une vraie claque, et, pour me remettre, l’installation magique, au vrai sens du terme, de Javier Perez au Palacio de Cristal. Cela faisait longtemps que je n’étais pas resté béat si longtemps dans une exposition. Dernièrement, c’est plutôt l’art contemporain qui m’a remonté le moral (cela n’a pas toujours été le cas). Je rentre tout juste de Nîmes, où j’ai vu au Carré d’art l’exposition de Patrick van Caeckenbergh, qui est un bonheur total. Le souffle de l’enfance, le rêve cosmique, le délire belge dans toute sa splendeur. Évidemment, sa sculpture en terre crue sur sabots, Bouvard et Pécuchet, a fait vibrer le flaubertien acharné que je suis devenu en vivant à Rouen. Des émotions comme celle-là sont bien rares. Je me suis beaucoup ennuyé cette année dans les expositions à gros noms qui nous ont encore été infligées sans scrupule. Mais il y a eu deux grands moments au Louvre : « Primatice », bien sûr, une exposition à parcourir à genoux, prosterné devant le génie. Et « Ligozzi », l’homme qui vous transmet le frisson sensuel du squelette...
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Laurent Salomé, directeur du Musée des beaux-arts de Rouen
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°212 du 1 avril 2005, avec le titre suivant : Laurent Salomé, directeur du Musée des beaux-arts de Rouen