L’archéologue Laura Mary fait partie des pionnières de l’archéologie du genre dans le monde francophone, un champ de la recherche qui met en lumière les erreurs d’interprétation causées par les biais sexistes, et propose des outils pour les éviter.
Sur les réseaux sociaux, elle récolte les témoignages de violences sexistes subies lors de chantiers de fouille. Cofondatrice de l’Association Archéo-Éthique, l’archéologue belge Laura Mary porte également ses combats féministes dans le champ de la recherche, où elle soutient avec quelques consœurs le développement de l’archéologie du genre. Elle présente ici un domaine d’étude particulier et qu’elle souhaite ouvert sur l’ensemble de la discipline.
Ces études sont effectivement un fait récent dans le monde francophone, mais dans les pays anglo-saxons, les pays scandinaves et aussi en Espagne, l’archéologie du genre émerge dès les années 1980. Des chercheuses telles que Margaret Conkey et Joan Gero vont alors s’emparer des outils de la critique féministe pour analyser leur discipline à travers le prisme du genre, mettant au jour un terrible problème, l’« androcentrisme » [mode de pensée consistant à envisager le monde principalement du point de vue des êtres humains de sexe masculin, NDLR] des chercheurs et des chercheuses. Cela signifie que l’archéologie s’intéresse principalement aux hommes, et qu’elle essentialise les hommes et les femmes en leur attribuant toute une série de qualités et de comportements présentés comme « naturels ». Dans cette vision-là, les femmes accomplissent toutes les mêmes rôles (procréation, éducation des enfants, gestion du foyer), donc inutile de s’y intéresser. Avec la critique féministe, il s’agit de passer en revue les données archéologiques en tenant compte du fait qu’elles ont été interprétées à travers ce prisme. Dans le monde francophone, nous avons l’impression que c’est une démarche neuve, car les premiers travaux consacrés au genre n’arrivent qu’au cours des années 2010, avec notamment les thèses de Chloé Belard et de Caroline Trémeaud en 2014, ou les travaux d’Anne Augereau et de Jean-Paul Demoule.
C’est une méthode qui analyse la construction sociale des identités et des relations humaines. Le genre n’est pas l’unique catégorie analytique que nous prenons en compte ; l’âge, le statut social, les croyances ou l’orientation sexuelle le sont également. S’il s’agissait au début de « chercher la femme » dans les sociétés passées, aujourd’hui ce n’est plus vrai. Le champ d’étude a quarante ans et s’est donc déjà complexifié. Je comprends tout à fait que l’on souhaite parfois trouver un modèle, une grande figure féminine à laquelle s’attacher, mais c’est aussi bien de ne pas se limiter à ça.
Dans l’idéal, il faudrait utiliser les analyses isotopiques pour connaître le régime alimentaire des défunts, les analyses ADN pour déterminer le sexe chromosomique. Il faudrait aussi systématiser les études en double aveugle, où l’on analyse le matériel d’une tombe d’un côté, et les restes humains de l’autre. Cela permet d’éviter, ou de nuancer, les interprétations stéréotypées des vestiges matériels comme celles-ci : les tombes recelant des parures sont forcément féminines ; celles renfermant des armes, masculines. Malheureusement, le temps comme les moyens manquent parfois pour mettre tout cela en place. Un premier pas est déjà de reconnaître que personne n’est immunisé contre les biais interprétatifs, et moi la première.
Nous ne sommes pas infaillibles en tant qu’archéologues. Les données que nous avons sont partielles, et on ne peut pas combler des blancs à partir de notre imagination… Il faut admettre que parfois nous n’avons pas la solution. Récemment, une étude sur le squelette d’une adolescente enterrée avec des outils de chasse dans les Andes a été vulgarisée dans la presse par une formule telle que « Les femmes préhistoriques chassaient aussi ». Le grand public a besoin de titres un peu sensationnels, qui contrastent avec une vision dominante, mais les archéologues doivent rester prudents et ne pas généraliser ces interprétations qui portent sur un tout petit échantillon de données. Il faut également faire attention à ce que ces résultats ne soient pas instrumentalisés, par des discours sexistes comme par des discours féministes édulcorés. Les travaux de Marija Gimbutas sur les Vénus paléolithiques sont un bon exemple : l’archéologue a manipulé les données archéologiques pour corroborer sa vision d’une grande déesse féminine. Ses théories ont ensuite été diffusées aux États-Unis notamment par des mouvements féministes essentialistes. L’humilité et la prudence doivent toujours primer, vu le peu d’informations dont nous disposons.
Je trouve cela terrible, un bon chercheur se doit de reconnaître la preuve de son erreur lorsqu’on la lui apporte. En tant qu’individu, nous grandissons et vivons dans une société patriarcale qui façonne notre manière d’être et de penser. Il peut alors être difficile de se rendre compte des biais qui influencent nos interprétations, et d’admettre que nous nous sommes trompés, et avons – volontairement ou involontairement – alimenté le sexisme. La vision stéréotypée des genres a aussi quelque chose de rassurant : les parures sont féminines, les armes sont masculines. Tout est clair, tout est rangé. Si quelqu’un arrive avec des preuves qui dérangent cette organisation binaire du monde, c’est perturbant. Pourtant, c’est aussi ce qui nous permet d’avoir une vision des sociétés passées beaucoup plus complexe et nuancée.
Non, et si ces méthodes pouvaient être généralisées à tous les chercheurs, ce serait merveilleux. Dans les pays précurseurs, l’archéologie du genre reste malheureusement une sous-discipline un peu mal vue, une niche qui a ses propres journées d’étude, colloques et publications, et qui est portée presque uniquement par des femmes. Dans le monde francophone, n’en parlons pas, il n’y a même pas de cours sur l’archéologie du genre à l’université. Avec mes collègues nous essayons de lui donner ses lettres de noblesse, via des journées d’étude, des conférences. Les étudiants, futurs chercheurs, à qui nous nous adressons n’adopteront peut-être pas le terme « archéologie du genre », mais ce n’est pas grave s’ils en ont les outils et les méthodes.
Ce sont les deux faces d’une même pièce. Le patriarcat a une influence sur nos interprétations, mais aussi sur la manière dont est construite la discipline. Il ne serait pas pertinent de s’intéresser aux biais sexistes que l’on applique au passé sans se soucier de ceux qui peuvent exister sur un chantier de fouille ou dans un laboratoire.
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Laura Mary : « La vision stéréotypée des genres a quelque chose de rassurant »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°557 du 11 décembre 2020, avec le titre suivant : Laura Mary, archéologue-restauratrice (a.s.b.l, Recherches et prospections archéologiques, Belgique) : « La vision stéréotypée des genres a quelque chose de rassurant »