Des études sur le public des musées, publiées en 1996 dans L’Amour de l’art, aux Règles de l’art qui, en 1992, entendaient poser les fondements d’une “science de l’œuvre”?, les échanges de Pierre Bourdieu (1930-2002) avec la sphère artistique ont été nombreux. Critique d’art, conseillère artistique du sociologue, et collaboratrice de Liber, Ines Champey revient sur ce parcours. Un hommage qu’elle a souhaité placer sous cette citation de Pierre Bourdieu : “La sociologie peut comprendre et défendre la recherche artistique la plus étonnante, la plus audacieuse, la plus critique, la plus libre.”?
Comment Pierre Bourdieu concevait-il la culture ? “Je m’adresse ici à tous ceux qui conçoivent la culture non comme un patrimoine, culture morte à laquelle on rend le culte obligé d’une piété rituelle, ni comme un instrument de domination et de distinction, culture bastion et Bastille, que l’on oppose aux Barbares du dedans et du dehors, souvent les mêmes aujourd’hui pour les nouveaux défenseurs de l’Occident, mais comme un instrument de liberté supposant la liberté, comme modus operandi permettant le dépassement permanent de l’opus operatum, de la culture chose et close.”
Ce n’est pas un hasard si cet appel aux “dispositions critiques” des intellectuels, clairement revendiqué comme “une prise de position normative”, a été publié en post-scriptum d’un ouvrage de plus de quatre cents pages, intitulé Les Règles de l’art (Seuil, 1992) et posant les fondements d’une “science des œuvres”. Il s’agissait de tirer les conséquences pratiques des découvertes scientifiques et de convertir l’effet désenchanteur de la sociologie (par exemple, la destruction du mythe du “créateur incréé”1) en effet mobilisateur des intellectuels de tous âges et de toutes nationalités, décidés à conquérir, maintenir, reconquérir ou accroître leur autonomie menacée par les avancées rapides du libéralisme économique2. La lucidité que procure la science “évite de lutter là où il n’y a pas de liberté – ce qui est souvent un alibi de la mauvaise foi – de manière à occuper pleinement les lieux de véritable responsabilité” : c’est la conscience partagée d’une responsabilité spécifique des intellectuels “consacrés” (l’un par le Collège de France, l’autre par les musées) qui a directement motivé les entretiens de Pierre Bourdieu avec Hans Haacke en 1991-1993, avec comme préoccupation primordiale le maintien et le développement de la liberté d’expression (Libre-Échange, Seuil, 1994).
La notion de champ artistique (associée à celles de disposition esthétique et de capital culturel) fait le lien entre la démystification de la mythologie de “l’œil” (déconstruite dès 1966 dans L’Amour de l’art) et celle du créateur incréé (déconstruite dans Les Règles de l’art). C’est l’histoire cumulative du champ qui, à chaque moment du temps, produit l’espace des possibles artistiques et la croyance collective dans la valeur de l’art.
La publication sur l’art la plus récente, “Questions sur l’art pour et avec les élèves d’une école d’art mise en question” (Penser l’art à l’école, Actes Sud, 2001), qui est la transcription d’une intervention à l’École des beaux-arts de Nîmes (attaquée par la presse locale très hostile à “l’art contemporain”) a été pour Pierre Bourdieu l’occasion de faire explicitement le lien entre l’art, la science, et la politique. En matière d’économie, les démunis ont conscience de leur manque et peuvent mesurer ce que représente un retour au passé avec, par exemple, la perte d’acquis sociaux. Les “pauvres en culture”, au contraire, sont privés de la conscience de leur privation, ce qui permet aux “révolutionnaires conservateurs” de restaurer le passé tout en apparaissant comme des progressistes au prétexte que “le peuple n’aime pas l’art moderne”. Or, que signifie “ne pas aimer l’art moderne” ? Ce qu’on appelle le goût n’est que secondairement la capacité d’éprouver et d’énoncer des préférences. C’est d’abord la capacité de faire des différences (entre le roman et le gothique, entre différents peintres, entre différentes manières d’un même peintre), et la privation de catégories de perception et de principes de différenciation conduisent à une indifférence bien plus profonde que celle de “l’esthète blasé”.
Des enquêtes ont prouvé que la disposition artistique (attitude désintéressée) et la compétence artistique (capacité de “déchiffrage”) sont très corrélées avec le nombre d’années d’études. Le public du Musée d’art moderne est plus “cultivé” que celui du Louvre et, de manière générale, le “grand public”, qui applique aux œuvres d’art “des catégories de perception produites et imposées par l’époque antérieure”, c’est-à-dire aujour-d’hui par l’Impressionnisme, est incliné à une sorte d’“académisme structural”. Il est donc inévitable que ce public soit déçu par les œuvres que proposent des artistes “pris dans la logique autonome du champ”. La force actuelle du “populisme esthétique” vient de ce qu’il exprime le vieux dégoût du public bourgeois pour la tradition avant-gardiste, à un moment historique où s’est généralisé un “académisme de la transgression” bénéficiant du soutien de l’État.
Lorsque l’artiste ne la met pas au service d’une démarche réflexive et critique, l’augmentation de son capital culturel (ici la connaissance de l’histoire des avant-gardes) lui sert surtout à mimer les signes extérieurs de la subversion et, dans ce contexte, le critère de compétence du critique d’art devient principalement sa capacité à distinguer entre transgression réelle (et silencieuse) et transgression autoproclamée, entre mise en question effective et simple questionnement sans fin des catégories de perception produites par les œuvres des années 1960.
Si Pierre Bourdieu a refusé de s’agenouiller devant le patrimoine représenté par “la culture chose et close”, c’est pour contribuer à en augmenter la richesse en pratiquant le “cumul critique des acquis” (Science de la science et réflexivité, Raisons d’agir, 2001) et s’il a utilisé un vocabulaire que les post-modernistes jugent archaïque (dépasser, art le plus avancé, avant-garde), c’est parce que la théorie des champs (impliquant que la définition de l’art est à tout moment l’enjeu du jeu artistique) a éliminé d’emblée l’erreur téléologique associée à l’usage de ces termes “historicistes”. Pour conclure cet article, qui ne mentionne pas d’œuvres mais le principe des choix critiques effectués d’un commun accord3, je m’étonnerai simplement de ce que, lorsqu’il est récupéré pour être utilisé comme argument commercial, l’historicisme véritablement téléologique ne donne pas lieu à protestation de la part des “intellectuels”. Dans sa plaquette sur papier glacé, éditée en l’an 2000 et diffusée dans le contexte de l’exposition Partage d’exotismes à la 5e Biennale de Lyon, le “leader mondial de l’information sur le marché de l’art” n’a pas hésité à assimiler l’histoire de l’art à l’histoire du “progrès” du marché : chaque fois que je vois une publicité artprice.com, je pense à Bourdieu.
1. “L’autonomie de l’art et de l’artiste, que la tradition hagiographique accepte comme allant de soi, au nom de l’idéologie de l’œuvre d’art comme ‘création’ et de l’artiste comme créateur incréé, n’est pas autre chose que l’autonomie (relative) de cet espace de jeu que j’appelle un champ, autonomie qui s’institue peu à peu, et sous certaines conditions, au cours de l’histoire.” Questions de sociologie, Minuit, 1980, p. 209.
2. Fondée en 1989 à l’échelle européenne, la revue Liber a d’emblée été conçue comme un forum offert aux artistes, aux écrivains et aux savants, afin qu’ils “puissent débattre librement, dans un langage aussi accessible que possible, des ‘problèmes intellectuels d’intérêt général’”.
3. Trop occupé pour jouer lui-même au critique d’art contemporain, Pierre Bourdieu a eu des échanges avec des artistes tels que Daniel Buren, Yoon Ja & Paul Devautour, Andrea Fraser, C. de Gaulejac et Patrick Saytour.
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L’art selon Pierre Bourdieu
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°142 du 8 février 2002, avec le titre suivant : L’art selon Pierre Bourdieu