Plusieurs ministres du gouvernement cambodgien se sont affrontés cette année à propos de la grande exposition "Angkor et 10 siècles d’art khmer" qui sera présentée à Paris, puis à Washington, Tokyo et Osaka, en 1997-1998. Alors qu’elle semblait compromise, un accord a pu être conclu in extremis à Paris. Sous réserve de nouveaux changements, la plus importante exposition d’art khmer jamais organisée rassemblera 112 pièces, dont une centaine de sculptures : 65 œuvres seront prêtées par le Cambodge, 47 par le Musée Guimet. Seules deux sculptures majeures resteront à Phnom Penh : une sculpture assise de Jayavarman VII, du XIIe siècle, et un Nandin du VIIe siècle.
PHNOM PENH. Le 2 août 1995, le gouvernement cambodgien, la Réunion des musées nationaux (RMN), le Musée Guimet et la National Gallery of Art de Washington signaient un accord pour l’organisation d’une exposition itinérante à Paris – au Grand Palais (28 janvier-26 mai 1997) – et à Washington – à la National Gallery of Art (29 juin-5 octobre 1997). Le contrat précisait que l’exposition comprendrait cent cinquante objets, un tiers provenant du Musée Guimet, actuellement fermé pour rénovation. Vann Molyvann, ministre cambodgien d’État chargé de la Culture, des Beaux-arts et de l’Urbanisation, avait à l’époque promis le prêt d’un ensemble de quatre-vingt-seize œuvres du Musée national de Phnom Penh, le transport, l’assurance et le coût de la restauration, évalués à 1,5 million de dollars, devant être pris en charge par les institutions françaises et américaines.
Mais, reflet des inimitiés personnelles et des luttes de pouvoir au sein du gouvernement cambodgien, le Dr Michel Tranet, sous-secrétaire d’État à la Culture et aux Beaux-arts, et Nouth Narang, ministre de la Culture, ont ensuite rejeté cet accord.
"Nous ne pouvons pas tout prêter"
Déclarant que ce protocole avait été signé sans leur consentement, les deux ministres se sont vigoureusement opposés au transport de sept pièces majeures : six des plus belles sculptures du Musée national et une statue du Palais royal, qu’ils ont décrites comme étant trop fragiles pour être déplacées, tout en insistant sur leur caractère sacré et symbolique. Les œuvres en question sont une sculpture assise et un buste de Jayavarman VII, du XIIe siècle ; une statue Umamahesvara de Banteay Srei, du Xe siècle ; une sculpture de Shiva et Uma, du Xe siècle ; un Bodhisattva d’Avalokitesvara du XIe siècle ; une statue de Durga, l’épouse de Shiva, du VIIe siècle, et enfin, un Nandin en argent, du VIIe siècle, conservé au Palais royal de Phnom Penh.
>Mystérieuse pétition
"Ces œuvres constituent notre mémoire collective, l’âme de notre peuple, a déclaré Michel Tranet. Elles ont une valeur morale, historique, culturelle irremplaçable et ne devraient pas voyager. Nous ne pouvons pas tout prêter. Nous ne pouvons pas vider le musée de nos trésors nationaux".
Vann Molyvann affirme de son côté qu’il avait obtenu l’accord des deux premiers ministres, le prince Norodom Ranariddh et Hun Sen, ainsi que celui de Pich Keo, conservateur du Musée national, et d’Ang Chouléan, conseiller spécial au ministère de la Culture. "Le protocole d’accord est très clair, a-t-il précisé. Des restaurateurs français et des experts américains des bronzes sont actuellement à Phnom Penh. Ils travaillent au musée en compagnie de photographes et d’une dizaine de spécialistes qui participent à l’opération".
Dans un climat de méfiance hérité des années de guerre, l’inquiétude des responsables s’est accrue lorsqu’une pétition signée d’une mystérieuse organisation basée à Paris, le "Comité pour la défense de la culture khmère", a été transmise au roi Sihanouk par l’intermédiaire de son fils, le prince Norodom Sihamoni, représentant du Cambodge à l’Unesco. La pétition s’opposait à l’organisation de l’exposition en affirmant que les pièces allaient être exportées pour être vendues. Personne ne sait si cette organisation est une émanation des Khmers rouges, mais Michel Tranet y voit la main des communistes.
Intervention au sommet
La situation empirant, le roi Sihanouk a dû personnellement intervenir lorsque Michel Tranet a affirmé que le prince Ranariddh le soutenait et qu’il ne souhaitait pas que le Musée national soit privé de ses sculptures. Après plusieurs échanges de lettres et de déclarations entre les ministres, les premiers ministres et le roi, le projet semblait en passe d’être abandonné. Selon Khamliène Nhouyvanisvong, le représentant spécial du Laos à l’Unesco en poste à Phnom Penh, les responsables des musées ont même fait parvenir au mois de février un ultimatum au ministre des Affaires étrangères Ung Huot. Le prince Ranariddh a alors accepté de respecter les termes du protocole, mais la situation ne s’est véritablement débloquée que le 31 mai à Paris, lorsqu’un compromis a été trouvé entre le gouvernement cambodgien, la RMN, le Musée Guimet, la National Gallery, ainsi que deux musées japonais qui ont demandé entre temps à accueillir l’exposition : le Musée métropolitain d’art de Tokyo (1er novembre-23 décembre 1997) et le Musée municipal d’Osaka (15 janvier-15 mars 1998). Aux termes de cet accord, seuls la statue assise de Jayavarman VII – qui aurait de toute façon nécessité un restauration extrêmement coûteuse… – et le Nandin du Palais royal seront exclus de l’exposition, qui devrait rassembler, sous réserve de nouvelles modifications, 65 pièces prêtées par le Cambodge (une soixantaine de sculptures et quelques objets rituels) et 47 prêtées par le Musée Guimet (dont une quarantaine de sculptures).
Jean-François Jarrige, conservateur du Musée Guimet, a réagi avec magnanimité à cette décision, en déclarant que les raisons du retrait des deux sculptures étaient parfaitement compréhensibles : "Il était précisé dans le protocole de 1995 que la liste pouvait être modifiée s’il y avait un problème urgent de conservation. Les pièces qui viendront de Phnom Penh et les quarante-sept autres prêtées par le Musée Guimet nous permettent d’organiser l’exposition d’art khmer la plus importante jamais réalisée. Il n’y a donc pas de raison d’être pessimiste."
La France rend six bronzes au Cambodge
Le 27 avril, à l’ambassade du Cambodge à Paris, le Musée Guimet représenté par son conservateur, Jean-François Jarrige, a restitué au Cambodge six sculptures en bronze, restaurées par le Laboratoire des métaux de Nancy. Elles avaient été emportées en 1974 par Bernard-Philippe Groslier – à l’époque, responsable de la conservation d’Angkor –, afin de les mettre à l’abri avant que Pol Pot ne s’empare du pouvoir.
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L’art khmer in extremis
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°27 du 1 juillet 1996, avec le titre suivant : L’art khmer in extremis