Au mois de juillet 1573, Paul Véronèse est invité à s’expliquer devant le tribunal de l’Inquisition sur certaines anomalies que les prélats avaient relevées dans La Cène, peinte quelques années plus tôt.
L’interrogatoire n’a rien d’une plaisanterie et le peintre doit s’expliquer sans détours, en particulier sur certaines figures (“des bouffons, des Allemands ivres, des nains et autres niaiseries”) qui, aux yeux de ses interlocuteurs, sont incongrues dans le voisinage de Jésus, donc sacrilèges. Véronèse répond, aussi précisément et courtoisement que possible : “Nous autres peintres, prenons de ces licences que prennent les poètes et les fous, et j’ai représenté ces hallebardiers, l’un buvant, l’autre mangeant au bas d’un escalier, tout prêts d’ailleurs à s’acquitter de leur service, car il me parut convenable et possible que le maître de la maison, riche et magnifique, selon ce qu’on m’a dit, dût avoir de tels serviteurs”. À défaut de satisfaire ses juges, et très loin de pouvoir modifier leur décision ou d’amoindrir les sanctions encourues, pareille réplique marque sans ambages le territoire du peintre, qui répugne toujours à justifier son art. Et qui se sortira de ce mauvais pas, non en retouchant ou en altérant son œuvre, mais en métamorphosant La Cène en Repas chez Lévi.
Les entretiens, auxquels les artistes contemporains consentent avec plus ou moins de grâce et d’empressement, n’ont – évidemment ? – pas cette féroce dimension inquisitoriale. L’exercice, pourtant, est tout aussi contre-nature qu’à la fin du XVIe siècle et, d’une certaine façon, les objectifs demeurent identiques : le créateur doit rendre transparent ce qui reste obscur, rendre tangible ce que la raison échoue à interpréter, restituer au langage ce qu’il semble lui avoir dérobé. Autrement dit : réexposer dans les mots ce qui a vocation à leur échapper, justifier précisément l’injustifiable. Contre-nature, l’entretien est une illusion conventionnelle qui tente d’accréditer l’idée qu’un artiste est aussi, voire avant tout, un homme de communication et que sa production vaut par l’improbable translittération qui en sera faite. Bref, tribunal du Saint-Office ou pas, il s’agit de s’assurer de la foi de l’artiste et, le cas échéant, de s’essayer à le convertir aux vertus cardinales de la Médiation Universelle.
Mais tous les artistes ne peuvent ou ne veulent pas finir leurs phrases, vont jusqu’à préférer le bégaiement aux longues et incontestables démonstrations. Ainsi Bruce Nauman qui, dans ses rares entretiens (dont les plus importants sont repris dans le catalogue de l’exposition du Centre Pompidou), est passé maître dans l’art d’anticiper l’inévitable déception que réserve le jeu des questions, parfois beaucoup plus longues que les réponses. Sa stratégie n’est pas si éloignée de celle de Véronèse : les questions techniques sont honorées avec force détails, s’il a bonne mémoire la chronologie des œuvres est rétablie. Quand les interrogations se font plus fondamentales, inquiètes et pressantes, il revient toujours du général au particulier, du complexe au plus simple, quand il n’oppose pas, avec une discrétion obstinée, une fin de non-recevoir. Étranger aux faux-fuyants d’inspiration dadaïste, il ne se dérobe pas aux sollicitations rationnelles mais en indique la fragilité et la vanité. Un pas de côté, un pas de danseur.
Contrairement à ce que laisseraient penser certains commentaires de son œuvre, Nauman n’a rien d’un chevalier blanc nourri au lait de la philosophie analytique. Au contraire, il évoque avec détachement la nature de l’inspiration puisée chez Wittgenstein, ses erreurs de lecture de tel écrivain ou de tel artiste, insiste volontiers sur le pragmatisme de sa démarche, sur les aléas de l’expérience. Il n’y a ni méthode identifiable et recyclable ni révélation mystique de l’acte créateur : il n’y a tout simplement pas de hasard dans la pensée des images et des gestes, dans la mécanique colorée des mots tracés par les néons. Pas de hasard dans la figure tragique et absurde du clown, pas de hasard, enfin, quand l’humour se fait impitoyable.
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L’art comme on le parle
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°51 du 3 janvier 1998, avec le titre suivant : L’art comme on le parle