En préparation depuis plus de vingt ans,
ce nouvel ouvrage de la collection « L’art et les grandes civilisations » aux éditions Citadelles & Mazenod est consacré à l’art méconnu du Grand Nord. À la beauté des illustrations répond la qualité scientifique des textes de spécialistes internationaux réunis par Jean Malaurie, grand nom de l’ethnologie depuis bientôt un demi-siècle. Six cents pages de découvertes et de connaissances, de cartes et de documents : un livre incontournable.
C’est entre 1728, date du premier voyage du Danois Vitus Bering vers les côtes de l’actuel Alaska, et 1778, lorsque le fameux navigateur anglais James Cook aborde le Canada, que s’amorce une période historique durant laquelle les Occidentaux vont profondément bouleverser les sociétés du Grand Nord. C’est sous cette désignation que les terres les plus septentrionales du globe sont rassemblées, formant une gigantesque étendue comprenant, entre autres, l’Alaska, le nord du Canada, le Groenland, la Laponie (appelée aujourd’hui “terre des Sâmes”), et bien sûr, l’immense Sibérie. À travers ce cercle intercontinental sont disséminées de petites communautés, essentiellement constituées à l’époque de chasseurs et d’éleveurs, se déplaçant selon les migrations du gibier et des animaux marins, ou accompagnant les troupeaux. Le terme d’Esquimaux qui qualifiait ces populations de façon générique, ne rend absolument pas compte de leur diversité linguistique, sociale ou artistique mais fut sans doute justifié par une certaine unité culturelle.
L’équipe réunie sous la direction de Jean Malaurie s’est attachée à présenter l’art des peuples du Nord, en le remettant dans la mesure du possible dans son contexte de création et d’utilisation. Les sculptures, peintures, dessins, gravures, vêtements, armes et sparteries qui sont rassemblés dans ce “musée de papier” suffisent à eux seuls à provoquer l’émotion. Par leur variété typologique, leur simplicité figurative ou leur aspect plus abstrait, leur dépouillement ou leur exubérance, les objets révèlent toutefois une conception du monde commune aux différentes populations qui les ont produits. Ce paradoxe ne s’explique pas uniquement par l’économie des moyens mis en œuvre pour réaliser les œuvres. Amulettes, objets personnels, masques et tambours, admirables travaux de perles et de vannerie réalisés par les femmes restent de très forts éléments identitaires, même si les styles montrent de prodigieuses capacités d’intégration de formes nouvelles. L’environnement naturel, particulièrement rude, est évoqué par la rareté des matériaux utilisés : os, andouiller, bois, plumes et peau, plus que la pierre, rappellent que ces œuvres devaient, dans la plupart des cas, être transportables et expliquent que les pièces conservées aujourd’hui datent en général du XIXe siècle. Si nombre d’objets répondent à des besoins pratiques alliés à des principes esthétiques, la plupart d’entre eux témoignent de préoccupations métaphysiques très profondes. Le monde de l’invisible, celui des esprits des morts, des vivants et des choses, des forces occultes, d’entités animales, sont craints et sollicités depuis l’Alaska jusqu’au Kamtchatka. Le seul personnage susceptible de communiquer avec ce monde spirituel était le chaman, à la fois juge, prêtre et médecin, qui, à travers la transe, déployait ses capacités visionnaires. Et c’est à partir du XVIIIe siècle que son rôle au sein des communautés du Grand Nord a commencé à décliner.
Le contact entre les Occidentaux et les peuples des régions polaires a entraîné de violents bouleversements des valeurs. Si les habitants du Groenland entretenaient depuis longtemps des relations avec les Danois, si les vestiges de civilisations millénaires prouvent que la Sibérie n’a jamais été vraiment isolée du reste de l’Asie, les Inuits, les Indiens de la côte nord-ouest du Canada, ont vu leur économie et leurs institutions totalement éclater avec l’arrivée de chasseurs de baleines, de commerçants attirés par “l’or mou” – la fourrure –, de chercheurs d’or et de missionnaires. L’art a été marqué par l’apport de matériaux nouveaux et les productions à destination des Occidentaux se sont développées, hâtant la disparition des pièces liées aux cultes traditionnels ; le chamanisme fut éradiqué progressivement, combattu par l’Église comme par les pouvoirs politiques, devenu incompatible avec les nouvelles structures sociales, en tout premier lieu, la sédentarisation. L’irruption de l’histoire des Européens dans celle des “peuples-racines” du Grand Nord a engendré la négation de leurs cultures. En conciliant les approches historique, ethnologique et esthétique, et en faisant référence aux artistes les plus contemporains, L’Art du Grand Nord est un ouvrage fondateur.
- Jean Malaurie (dir.), L’Art du Grand Nord, Paris, Citadelles & Mazenod, collection “L’art et les grandes civilisations ?, 620 p., 630 ill., 1 266 francs (193 euros), ISBN : 2-85088-078-7.
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L’appel du Grand Nord
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°138 du 7 décembre 2001, avec le titre suivant : L’appel du Grand Nord