Docteur en philosophie et enseignant dans un lycée, Michel Onfray développe dans une quinzaine d’ouvrages, tels l’Art de jouir (1991) ou Politique du rebelle (1997), une apologie de l’hédonisme et de l’éthique libertaire. Il a également publié de nombreux écrits sur l’art, travaille actuellement en collaboration avec le musicien Éric Tanguy et doit publier en février, chez Grasset, Théorie du corps amoureux, pour une érotique solaire. Il commente l’actualité de l’année 1999.
Le Louvre a fêté cette année les dix ans de la Pyramide et le célèbre Vivant Denon, son premier directeur. Quelles réflexions vous inspire le développement d’une telle institution? Les grèves du personnel en mai ne sont-elles pas le signe d’une croissance ?
Dans notre civilisation, les commémorations sont réellement devenues le symptôme d’une incapacité radicale à faire événement avec autre chose que le passé. Et ce de manière régulière puisque chaque année, chaque lustre, chaque décennie, chaque demi-siècle fournissent l’occasion d’en rajouter sur cette façon déplorable de procéder. Je suis moins soucieux d’un cénotaphe supplémentaire pour Vivant Denon (dont il faudrait dire la résurrection orchestrée comme un pur exercice médiatique), ou d’une série de bougies pour l’architecture de Pei que de création contemporaine et de jeunes artistes. Quant aux grèves, elles procèdent vraisemblablement (je n’en connais pas les motifs exacts) de mauvaises conditions de travail en rapport avec les priorités libérales induites par la gestion moderne des musées sur le principe des entreprises.
Seattle s’est soldé par un échec et les principes mêmes de l’OMC ont connu une forte opposition. Parallèlement, le gouvernement français n’a cessé de défendre le principe de la diversité culturelle. La création française a-t-elle besoin d’être protégée?
Quelle création française ? Celle qui, déjà, n’existe que parce qu’elle est massivement financée par les deniers publics des régions ou de l’État ? Ou celle d’artistes libres qui créent sans souci du marché en ayant vraiment des choses à dire ? Celle d’un cinéaste français qui travaille comme dans les majors américaines ? Celle d’un poète français enseignant au Collège de France ? Celle d’un architecte nourri par le jeu des marchés occultes et des commandes publiques ? Celle d’un chanteur de bluettes électrifiées ? Celle d’un romancier massivement soutenu par les services culturels du Quai d’Orsay ? Où est la création française ? Ici, ou ailleurs ? Quant au soutien... j’ai la plus grande crainte quand un travail est soutenu par l’État de le voir devenir un travail d’État avec ce que cela suppose de servilité – consciente ou inconsciente – à l’endroit du bailleur de fonds. La création digne de ce nom se fait sans souci d’être labélisée par la France et ses institutions. Le reste vient de surcroît, s’il y a lieu...
“Premises” à New York cet été, ”Côte Ouest” en Californie actuellement, l’art contemporain français a fait l’objet d’une large promotion aux États-Unis cette année. Pareilles opérations sont-elles les bienvenues pour valoriser nos artistes à l’étranger?
Vous savez comment se font et se défont les artistes... Les critiques, les galeristes, les marchands, les collectionneurs entretiennent un ordre qui légitime leurs manœuvres financières et leurs logiques d’investissement. Cet ordre justifie la circulation d’argent sous prétexte d’art et prend en otage un certain nombre de noms utiles à cette mascarade. Faut-il conclure que l’art n’est que là ? Que les autres, ceux qu’on a transformés en déchets du marché sont des déchets de l’art ? Je ne le crois pas du tout. Les promotions d’artistes me font moins voir la qualité internationale d’un travail que la mise sur orbite d’une signature qui cautionne et nourrit le système.
Le ministère de la Culture a annoncé l’installation d’un Centre de la jeune création dans le palais de Tokyo, qui devrait ouvrir en 2001. Qu’attendez-vous d’un tel lieu ?
Qu’après quelque temps de liberté, d’autonomie et d’indépendance, il devienne un rouage de l’institution... Que des jeunes artistes travaillent dans la perspective intellectuelle des commissaires ou des responsables du lieu afin d’y être exposés, plus que dans une réelle perspective inventive et libertaire. Que triomphent pour ce nouveau lieu les vieilles évidences de l’inféodation de nombre d’artistes aux quelques noms qui font le marché et décident de la circulation des œuvres, de leur existence et de celle des signatures qui les accompagnent.
Les dommages patrimoniaux irréparables causés par les conflits au Kosovo ou en Afghanistan ne rendent-ils pas plus nécessaire que jamais l’introduction dans le droit international de la notion de crime contre les biens culturels ?
Devant un cadavre d’homme abattu de sang-froid par des soldats, j’ai toujours mauvaise grâce à penser aux musées ou au patrimoine historique. Quand je vois – à la télévision ou dans la presse – des images de populations détruites, massacrées, de femmes et d’enfants égorgés qui pourrissent sur le bord des chemins, dépecés par les chiens devenus sauvages, je n’arrive pas à trouver important l’incendie d’un musée ou catastrophique la destruction d’un pont, fut-il inscrit au patrimoine artistique de la planète.
L’art m’est nécessaire, quotidien. Je lis, j’écris, je ne passe pas une journée sans écouter de la musique, je vis au milieu de huit mille livres, je travaille avec des artistes, dont j’aime la compagnie et la fréquentation, la blessure et la folie, je ne suis jamais dans une ville sans en visiter le musée, j’ai traversé des pays pour aller voir deux ou trois toiles d’un artiste que j’aime – mais devant la mort d’individus qu’on a tués à dessein, je ne vois pas que l’art fasse le poids... Par ailleurs, je n’imagine que ce genre d’article supplémentaire dans le droit international soit assez dissuasif pour empêcher un chef d’État de bombarder un pays si tel est son bon plaisir. On ne parvient déjà pas, malgré l’attirail juridique international qui le condamne, à régler le problème de Milosevic, criminel de guerre avéré, coupable de forfaits aussi bien à l’endroit des peuples que de leurs cultures, dont on connaît pourtant explicitement l’adresse...
Votre sentiment sur l’évolution rapide du marché de l’art : les maisons de vente étrangères vont pouvoir exercer en France l’année prochaine, François Pinault a racheté Christie’s, Bernard Arnault, Phillips, et les enchères sur l’Internet se développent.
Il n’y a aucune raison pour que la mondialisation (la domination planétaire du capitalisme dans sa forme libérale et américaine) épargne le monde de l’art. Elle effectue des ravages parmi les gens modestes, les ouvriers, les travailleurs sans qualifications, les jeunes, les populations exposées, elle prolétarise et paupérise, elle crée d’immenses richesses – le monde de l’art lui aussi va connaître ce destin.
Quelques artistes multimilliardaires en dollars (pas en euros...), surmédiatisés, survalorisés, surcôtés, assurés d’un marché qui les entretient et qu’ils entretiennent, et un nombre considérable d’artistes (quelques-uns géniaux, une poignée extrêmement talentueux, doués, inventifs, un grand nombre de calamiteux) dans la misère ; quelques marchands disposant des moyens de faire la loi sur la totalité de la planète – vraisemblablement quelques grands noms de galeristes et collectionneurs venus de pays aux monnaies fortes. Voilà à quoi risque de ressembler l’avenir...
L’année a été marquée par les nombreuses décisions de justice sur la préservation de la vie privée, et le projet de loi d’Élisabeth Guigou propose d’entériner les restrictions apportées par les tribunaux aux images diffusées par la presse. Le respect de la vie privée ne risque-t-il pas de nuire à la liberté d’informer?
Le modèle américain fonctionne ici aussi : procéduriers, les Français le sont devenus et savent qu’on peut gagner de l’argent en attaquant un photographe qui a utilisé un cliché sur lequel on peut se reconnaître. On le sait. D’où une sorte de jurisprudence à l’envers, exercée au profit des parasites animés par le lucre, l’intérêt et l’argent facilement récupéré. Les hommes politiques qu’inquiète le pouvoir des juges ont intérêt à proposer ce genre de projet de loi, car il leur permet hypothétiquement d’éviter de se retrouver un jour à la une d’un journal avec des menottes ou sortant d’un tribunal pour détournement de fonds ou abus de biens sociaux... Dans cette affaire, il en va moins du respect de la vie privée que de la pulvérisation de la présomption d’innocence, tous les jours bafouée par la presse qui n’est jamais poursuivie pour ce genre de méfait et bénéficie d’une totale impunité sur ce sujet – comme sur d’autres. La liberté d’informer ne se confond pas avec la liberté de diffamer. Que la presse informe véritablement, elle verra alors qu’on informe moins avec une photo spectaculaire qu’avec un article travaillé, fondé et procédant d’une véritable enquête.
Quelles expositions vous ont marqué cette année, et pourquoi ?
J’évite par principe les expositions qui fournissent aux intellectuels, écrivains, philosophes, essayistes et autres plumitifs du système l’occasion de faire paraître fort opportunément des livres sur le sujet pour bénéficier de l’appel d’air commercial. J’évite donc les foules culturelles, les masses cultivées et les troupeaux fraîchement savants (le numéro spécial d’un hebdomadaire sous le bras), tout autant que les fortes concentrations de bourgeoises ou de retraités en mal de consommation culturelle. Autant dire que j’évite un certain nombre d’occasions de me déplacer. En dehors de ces stations du parcours obligatoire, en dehors aussi de toiles visitées dans des musées d’Europe ou d’Amérique du Sud, je retiens pour cette année une exposition de rares Clovis Trouille au Musée des arts africains et océaniens.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L’année vue par Michel Onfray, philosophe
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°95 du 17 décembre 1999, avec le titre suivant : L’année vue par Michel Onfray, philosophe