À la tête depuis mai de l’Union centrale des arts décoratifs (Ucad), qui réunit le Musée des arts décoratifs, le Musée de la mode et du textile, celui de la publicité et le Musée Nissim-de-Camondo, Béatrice Salmon a tout d’abord dirigé le Frac-Bretagne (1984-1987), puis a été inspecteur de la création artistique pendant cinq ans. Elle devint ensuite conservatrice au cabinet des dessins du Musée national d’art moderne, durant trois années, avant d’être nommée conservatrice du Musée des beaux-arts de Nancy en 1995. Elle commente l’actualité de l’année 2000.
Où en est le chantier du Musée des arts décoratifs et quels sont vos projets d’exposition ?
Les deux sont liés. Malheureusement dans cette maison, le chantier a longtemps été une chimère. J’ai été nommée pour qu’il devienne une réalité. C’était une chimère dans la mesure, où depuis 1996, les collections permanentes du Musée des arts décoratifs ont été mises en réserve pour que les travaux puissent se dérouler. Si le calendrier avait été respecté, le musée aurait pu rouvrir en l’an 2000. On est loin du compte. En 1998, un chantier avait été pensé en phases – on en a vu une première concrétisation, pour les arts décoratifs, avec la réouverture des salles du Moyen Âge et de la Renaissance et avec l’ouverture du Musée de la publicité –, mais le processus a été arrêté lorsqu’il a été décidé de changer d’équipe de concepteurs. Toutes ces difficultés et hésitations ont ralenti considérablement, voire interrompu, le projet. Il a redémarré fin 1998 avec le choix d’une nouvelle équipe de maîtres d’œuvre, plusieurs architectes –Tusquets, Dubuisson, Desmoulin et Kahane. Je suis arrivée début mai pour la réception de l’avant-projet sommaire (APS). Nous en sommes donc au prologue. Il est nécessaire que l’on prenne du temps pour redonner une vraie cohérence et avoir une juste conscience de ce projet dans sa globalité. Jusqu’à présent, il avait beaucoup souffert d’une approche parcellarisée. On va maintenant retrouver un rythme, régulé par les dispositifs réglementaires. Mais je reste très prudente pour annoncer une date de réouverture, prévue normalement fin 2003. Le contexte économique est de plus en plus fluctuant ; nul ne sait ce qu’il sera au moment où il faudra passer les marchés.
Un de vos souhaits est de redonner une cohérence, une approche globale à ce musée. Avez-vous une autre priorité ?
L’image de ce musée me paraît être assez brouillée. Le Musée des arts décoratifs a vécu une sorte d’âge d’or dans les années soixante soixante-dix, jusqu’au début des années quatre-vingt, lorsqu’il était dirigé par François Mathey, personnage charismatique ayant su faire de la maison un lieu de référence sur la place parisienne en l’absence, cela dit, d’autres institutions. Pendant cette période, le musée a catalysé beaucoup d’énergie, grâce à une grande ouverture de champ qui allait du design – n’oublions pas que le Centre de création industrielle, le design dans sa version industrielle, est né dans cette maison – à l’art contemporain sous toutes ses facettes. La donation Dubuffet fut le signe patent de l’intérêt et de l’ancrage des artistes pour la maison à cette époque. En revanche, cela s’est peut-être fait sur une sorte de léger déni de la réalité de nos collections, sur un mode peut-être plus politique : Mathey était un homme engagé, mais dont les ambiguïtés restent une énigme. Ensuite, ses différents successeurs ont adopté des politiques relativement diversifiées, leurs profils eux-mêmes étaient presque singulièrement opposés. La gestion scientifique de la maison a vécu une sorte d’absence de cap et de permanence, qui s’est ensuite doublée de plus grandes incertitudes. Notre statut est très atypique, puisque nous sommes à la fois une association loi 1901 dont toutes les collections permanentes sont propriétés de l’État. L’État nous verse une subvention pour assurer le fonctionnement stricto sensu. Mais, tout ce qui concerne l’activité culturelle – enrichissement, restauration et surtout valorisation des collections – relève de la charge directe de l’association dont les ressources sont constituées par le produit des entrées et le mécénat.
Il y a donc un problème de lisibilité du musée et aussi un problème de prise en compte de la collection dans ce musée.
Paradoxalement, le musée, privé de ses collections permanentes depuis quelques années, a continué à exister par le biais des expositions temporaires, elles-mêmes assez hétérogènes dans leur objet ou dans leur propos, ce qui a ajouté un peu à la confusion. Aujourd’hui, si les travaux doivent s’opérer, on va perdre la disponibilité des quelques espaces annexés pour les expositions temporaires. Plutôt que de continuer à imaginer des solutions plus ou moins confortables pour des manifestations – qui de toutes les façons n’étaient pas programmées à mon arrivée, que je n’ai pas souhaitées et qui n’étaient pas par ailleurs financées –, j’ai préféré, en ce qui concerne le Musée des arts décoratifs, tirer un trait de manière très volontariste, en pratiquant une sorte d’absence. Il n’y aura pas de projet d’envergure dans les années à venir, en France. Par contre, j’ai choisi de développer une présence à l’étranger, avec, comme objectif premier, les États-Unis avec lesquels nous avons plusieurs projets d’expositions. Il y a dans ce pays un intérêt pour les arts décoratifs en général, avec beaucoup de collectionneurs ; les musées aussi ont des collections importantes. Un certain nombre de personnes sont, d’ores et déjà, attentives au devenir de notre maison, par le biais d’un Comité international instauré par Hélène David-Weill, président, et Claude Jansen, et dont beaucoup des membres sont aux États-Unis.
Vous n’avez pas d’initiatives vers les régions ?
Non. C’était le choix qu’avait fait le Centre Georges-Pompidou. Il m’a semblé que, pour ce qui nous concernait, les enjeux étaient plutôt à l’étranger.
Ce choix vise du fund-raising ?
C’est évidemment une perspective qui n’est pas étrangère à cette stratégie.
Cette année, on a constaté un engouement pour le design aussi bien dans les musées, les expositions que sur le marché. Selon vous, quelles sont les raisons de ce succès ?
Les musées et les structures d’aujourd’hui sont plus ouverts à d’autres disciplines qui sont des “petites cousines” de l’art contemporain. La mode, qui nous concerne aussi, s’inscrit dans cette même ouverture d’esprit. Du point de vue institutionnel, il y a une plus grande porosité et une disponibilité qui déjà marque ce territoire. Et c’est devenu une réalité économique avec des réseaux de diffusion qui n’existaient pas avant. Il y a un marché, un second marché, une diffusion, des institutions qui prennent le relais. Dans les trois ou quatre années qui viennent de s’écouler, on a vu une sorte de “révolution” de la donne.
L’année a été marquée aussi par une accentuation de la politique du Guggenheim qui a à la fois développé ses filiales et un certain type d’exposition comme celle consacrée à Armani.
C’est un phénomène qui pose à notre institution, et à l’institution en général, des problèmes très aigus. Cette question est liée au projet de François Pinault sur l’Île Seguin qui associe les intérêts d’un très grand collectionneur, également acteur économique du luxe, qui contrôle une maison de vente laquelle va elle-même s’intéresser de plus en plus à la création contemporaine. Cela aboutit à une sorte de rationalisation d’une visée politique à l’échelle mondiale, avec la construction d’un angle d’attaque anglo-américain ; en France, cela ne peut que susciter notre extrême attention et, je l’espère, provoquer des zones de réactivité. Il est très important que l’institution en général se détermine par rapport à ces différents éléments. On ne peut pas rester naïf. La situation de monopole n’est jamais satisfaisante, qu’elle soit institutionnelle ou libérale. En revanche, nous avons un dialogue à développer dont les termes seront très importants. Si aujourd’hui Armani va au Guggenheim c’est que le musée est encore une instance de validation. Mais il faut qu’elle le reste. Le risque c’est qu’à un moment donné, la collusion soit telle qu’on ne fasse plus bien la différence entre la vitrine d’Armani et le Guggenheim. Quand on travaille sur Fabergé ou Lalique, ici, à l’Ucad, on a toute latitude et autorité à le faire parce que Lalique et Fabergé constituent un patrimoine qui fait partie de l’histoire. Quand on s’intéresse à des domaines qui sont ceux du design, des objets, des bijoux, de la mode, cela comprend aussi des marques et des capitaux économiques. Il n’y a pas à avoir de fausse pudeur déplacée mais nous sommes véritablement dans l’obligation de faire très attention, également dans l’intérêt de l’ensemble des partenaires.
Face à ces interrogations, quel doit être le discours du service public ?
Pas d’angélisme. Il faut véritablement poser la question de la place de la France dans le dispositif. A-t-on une singularité à tenir, et quelle est-elle ? La situation n’aura d’avenir que si l’institution continue à être le lieu de la validation et de l’expertise. Si elle perd son âme, pourquoi l’institution résisterait-elle ? Elle n’en a pas les moyens.
Il y a eu aussi dans ce domaine la création d’un site Internet commun entre la Tate et le Moma.
Cela relève de cette même internationalisation ; cet axe qui laisse la France pour le moment de côté, ce qui ne peut qu’aviver notre inquiétude. Je ne sais pas si l’Europe saura offrir une solution appropriée ; je ne la vois pas pour le moment, mais on peut espérer... Quand cet axe anglo-américain se dote de moyens aussi importants cela risque de nous mettre dans une situation défavorable. En revanche, le fait que toutes ces politiques très concertées, telle celle par exemple adoptée par le Guggenheim d’installer ses succursales en Europe, ne passent pas par la France, risque d’accroître notre isolationnisme.
Cette année a aussi vu l’ouverture de la Tate Modern et la réouverture du Centre Georges-Pompidou.
C’est difficile de faire un parallèle entre les deux. La Tate Modern est un bâtiment nouveau tout auréolé de l’intervention des architectes... On a beaucoup glosé sur les différentes conceptions d’accrochage de ces deux collections. Mais il y a une vraie différence qualitative entre elles. La Tate Modern s’est débrouillée avec beaucoup d’habilité d’une collection qui n’est pas extraordinaire, mais concevoir un accrochage thématique n’est pas non plus révolutionnaire ! Cela a été un énorme succès populaire, tout comme Beaubourg ; de cela il faut avant tout se réjouir. Par ailleurs, on constate que Londres continue à réagir avec beaucoup de force et à se doter d’outils très performants.
Autre bilan : celui de l’an 2000, aussi bien en France qu’à l’étranger.
Je ne suis vraiment pas millénariste ! Déjà en 1999, l’an 2000 ne suscitait pas grand-chose en moi, alors, fin 2000, encore moins ! Je ne suis pas persuadée que cette circonstance méritait autant d’investissements. Je me pose beaucoup de questions sur le rapport entre l’événementiel et le permanent. Pour une institution qui a du mal à survivre, comme la mienne, c’est forcément un sujet un peu douloureux !
Dans le domaine du marché et de l’art contemporain, il y a eu récemment la Fiac et son choix pour les monographies et une très forte explosion des prix de l’art contemporain en vente publique.
Là encore, je crois qu’on ne peut être que très circonspect devant ce phénomène. Quand on lit aujourd’hui que les artistes ne suffisent pas à alimenter les galeries qui elles-mêmes ne suffisent pas à alimenter les salles des ventes, il y a de quoi être sur la réserve. Quant à la Fiac, c’est une volonté de singulariser l’événement dans un dispositif international, face aux initiatives de Bâle. Notamment, c’est un indice de cette volonté que Paris a de vouloir retrouver une place dans un jeu international. Maintenant, est-ce la solution, et doit-elle être reconduite ?
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L’année vue par Béatrice Salmon
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°117 du 15 décembre 2000, avec le titre suivant : L’année vue par Béatrice Salmon