La peinture abstraite a connu un destin exceptionnel aux États-Unis. La somme de plus de deux mille pages proposée par Claudine Humblet, qui s’intéresse à trois générations successives, constitue un imposant témoignage de la vitalité du genre.
Dans la vieille Europe qui, par ses guerres, parvenait si bien à ignorer le reste du monde, l’abstraction a longtemps été perçue comme l’ultime aboutissement de la modernité. Aboutissement presque logique d’un combat idéaliste où affluaient les meilleures valeurs de la civilisation, enfin épurées des anecdotes dont la photographie, selon le cliché en vigueur, avait débarrassé le grand art. Se jugeant libre comme nul ne l’avait été avant lui, même s’il continuait scrupuleusement de rendre des comptes à l’Histoire, le peintre abstrait toisait l’absolu, encapsulait l’univers dans la toile et réformait le regard par l’arbitraire de ses lignes. En Amérique, au contraire, l’abstraction a été le catalyseur originaire de la modernité au sens entendu par les artistes new-yorkais, fils de pionniers ou immigrés de fraîche date. Contre un art régionaliste et farouchement isolationniste, ils affirmaient dès les années 1930 un nouvel âge de la peinture, marqué par un certain pragmatisme. “Qu’est-ce que l’art abstrait ? demandait Stuart Davis en 1935. Chaque artiste apportera une réponse différente à cette question. C’est que l’idée génératrice de l’art abstrait est vivante. Elle change, se meut et croît comme tout autre organisme vivant.” Incertaine et changeante mais vivace, elle allait coïncider étroitement avec les débuts d’un “grand art imparfait”, selon les mots d’Harold Rosenberg.
Les maîtres européens (Kandinsky, Mondrian, Malévitch…) avaient des allures de professeur qui ne les empêchaient pas de cultiver des aspirations de “mystagogues”. Les expressionnistes abstraits revêtent quant à eux des habits de héros, engagés dans une lutte sans merci dont semble parfois dépendre leur survie. Jackson Pollock incarne mieux que quiconque l’héroïsme de l’artiste du Nouveau Monde qui s’arrache avec la même virulence d’une tradition locale et du poids d’un héritage européen, lequel, pris dans les vains “raffinements” que méprisait Clement Greenberg, apparaît très vite encombrant. L’automatisme surréaliste, plus que l’abstraction européenne, servit de déclencheur à la plupart de ces peintres : ignorant le dogme, ils en recherchèrent l’essence dans une mythologie revécue et repensée à nouveaux frais. Au début des années 1940, se qualifiant eux-mêmes de “myth-makers”, ils se consacrèrent “aux mythes primitifs et aux symboles qui continuent d’avoir aujourd’hui une signification… “. “Le seul sujet valide, continuaient Gottlieb, Rothko et Newman, c’est celui qui est tragique et hors du temps.” Simultanément, ils purent abandonner l’idée romantique de nature pour envisager, selon des procédures propres à chacun, le lieu même de la peinture. Lieu physique par excellence avec Pollock, métaphysique avec Newman, spiritualiste avec Rothko.
“Là où le peintre abstrait s’intéresse à son langage, le peintre nouveau s’intéresse à son sujet, à sa pensée”, pouvait écrire Barnett Newman. Il récusait dans le même mouvement la rhétorique académique et décorative qui sévissait des deux côtés de l’Atlantique, et formulait avec une rare clarté les ambitions et les exigences de la peinture. Renouer avec le sujet, arracher des formes au chaos, rechercher le sublime plus que la simple beauté : Newman répugnait à manipuler l’espace et, par ses fameux “Zips”, entendait le déclarer. S’il a relativement peu produit et exposé, il n’en a pas moins exercé une influence considérable sur la scène américaine, et c’est à juste titre que Claudine Humblet lui donne une place primordiale dans sa longue suite de monographies. Mais, par un de ces malentendus dont l’art et l’histoire de l’art sont coutumiers, il a souvent été exclusivement perçu comme un champion de la couleur, de la planéité et des solutions esthétiques. La “révélation, réelle et concrète”, qu’il entendait mettre en œuvre, a été presque systématiquement ignorée par ceux-là mêmes qui invoquaient son exemple.
La peinture comme pratique de l’histoire de l’art
L’Amérique des années 1960, qui peut considérer son “triomphe”, comme l’écrivait Irving Sandler, avec une certaine autosatisfaction, a d’autres préoccupations et, depuis Jasper Johns et Allan Kaprow, l’abstraction n’est plus la seule voie de la modernité. Clement Greenberg, qui domine la scène critique new-yorkaise, va promouvoir une ligne formaliste dénommée “post-painterly abstraction” et dont les principaux représentants seront Morris Louis et Kenneth Noland, qui donneront un rôle de premier plan à la couleur. Les œuvres de Frank Stella et de Donald Judd ouvriront dans cette même décennie d’autres horizons. Mais un même motif fournit à l’abstraction américaine sa consistance : le rejet de toute espèce d’illusionnisme, stigmatisé comme une tare de la tradition européenne. Le tableau devient structure et objet, accueille d’infinies variations qui répondent à des règles très précises que les artistes se font fort de démontrer dans une littérature toujours plus abondante. Il semble même que, pour nombre d’entre eux, la peinture soit pour ainsi dire devenue la pratique de l’histoire de l’art. “L’art de toute période, déclarait ainsi Robert Irwin, ou bien contient les réponses pour la période suivante, ou bien est une performance sur les questions de la période antérieure.” Le panorama richement illustré de Claudine Humblet, où le lecteur découvrira aussi des artistes peu connus aux côtés d’Ad Reinhardt, Ellsworth Kelly, Robert Mangold ou Jules Olitski, procure toutes les références indispensables à la compréhension de cette emprise de l’histoire que l’expressionnisme abstrait ne laissait pas prévoir.
Claudine Humblet, La Nouvelle Abstraction américaine, 1950-1970, éditions Skira et éditions du Seuil, sous coffret, en 3 volumes, 320 euros. ISBN : 88-8118-968-2.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L’Amérique en abstractions
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €"Voyez-vous, j’ai beau comprendre la valeur des mots – abstrait ou concret – dans le dictionnaire, je ne les saisis plus en peinture", écrivait Gauguin en 1899. Dans leurs oppositions, les mots et les concepts semblent clairs, mais il ne faut pas longtemps au peintre pour en percevoir pratiquement les limites et, parfois, les négliger. Les historiens ont rencontré les mêmes difficultés et ont souvent choisi, pour différentes raisons, de les laisser en l’état, préférant parfois s’en remettre à un mythe de l’invention de l’abstraction. Georges Roque, qui a consacré de nombreux travaux à la question de la couleur, a conçu l’ambitieux projet de démêler l’écheveau complexe du vocabulaire de l’abstraction et de mettre un terme aux ambiguïtés, aux abus de langage et à la confusion qui entourent son usage. Son enquête minutieuse tient à la fois compte des glissements de sens observés depuis les débuts de la modernité et des connotations que l’on peut relever d’une langue à l’autre. Elle parcourt l’arc entier du problème, de Gauguin, Van Gogh et Cézanne à Bazaine, l’informel et l’expressionnisme abstrait, mais elle s’intéresse aussi aux modèles, anthropologiques, philosophiques et poétiques, qui permettent de le circonscrire au plus près. C’est finalement à une approche sémiotique que va la préférence de l’auteur, qui propose en conclusion une description de l’œuvre de Stämpfli. - Georges Roque, Qu’est-ce que l’art abstrait, une histoire de l’abstraction en peinture (1860-1960), Gallimard-Folio, 532 p., 9,70 euros. ISBN : 2-07-042906-7.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°179 du 24 octobre 2003, avec le titre suivant : L’Amérique en abstractions