BERLIN / ALLEMAGNE
La mesure envisagée fait grand bruit en Allemagne. Le gouvernement fédéral a fait circuler un avant-projet de loi qui prévoit un contrôle des exportations de biens culturels au sein de l’Union européenne. Si les œuvres de plus de 70 ans et supérieures à 300 000 euros sont concernées, excluant de fait l’art contemporain, marchands et collectionneurs redoutent « un monstre bureaucratique » et un frein au commerce.
BERLIN - Le ministère fédéral de la Culture a publié le 15 septembre un pré-projet de réforme de la loi de protection des biens culturels. Elle trouve sa justification dans la nécessité de transposer une directive européenne de mai 2014 relative à la restitution des biens culturels. Elle procède également à une simplification juridique, en rassemblant trois textes actuellement distincts, sur la protection, l’importation et l’exportation de biens culturels. Enfin, la loi se mettra également en conformité avec une convention de l’Unesco datant de 1970. « Avec cette nouvelle loi, nous voulons tout d’abord enfin empêcher que des artefacts issus de fouilles illégales, dont la vente finance le terrorisme à l’image de l’EI, soient importés et vendus illégalement en Allemagne », déclare Monika Grütters, ministre fédérale de la Culture. Une mesure nécessaire alors que l’Allemagne est devenue une plateforme privilégiée d’écoulement d’antiquités sorties illégalement de pays en guerre ou en crise, par exemple de Syrie.
« Par ailleurs, la protection de notre propre patrimoine culturel est un sujet tout aussi pressant », poursuit-elle. Un sujet devenu effectivement pressant après la vente aux enchères à Londres de deux Warhol en novembre dernier par un casino appartenant indirectement à un Land allemand. Le gouvernement fédéral allemand avait assisté, impuissant, à la vente. Afin d’éviter que cela ne se reproduise, les collections publiques seront désormais automatiquement inscrites sur la liste des Trésors nationaux. Autre mesure : des contrôles aux exportations au sein de l’Union européenne d’objets culturels de plus de 70 ans et d’une valeur supérieure à 300 000 euros seront rétablis.
Il ne s’agit que d’un pré-projet de loi et pourtant, le texte en est déjà à sa troisième version.
Le marché de l’art en ébullition
En juin dernier, la fuite d’une première version du texte avait provoqué un immense tollé dans le monde de l’art. Mécènes, collectionneurs, galeristes ont multiplié tout au long de l’été des déclarations fracassantes contre la « folie régulatrice ». Une lettre ouverte à Monika Grütters signée par des galeristes tels que Max Hetzler, Tim Neuger et Burkhard Riemschneider (galerie Neugerriemschneider), déclarait : « Au moment où la pensée européenne doit se défendre contre les attaques des camps politiques d’extrême droite et d’extrême gauche, vous voulez adopter une modification de la Loi sur la protection des biens culturels qui […] rappelle de manière effrayante les prescriptions nationales de l’histoire allemande. » Bernd Schultz, directeur associé de la maison de ventes aux enchères Villa Grisebach, parle d’une loi « guillotine du marché de l’art allemand ». Georg Baselitz a joint l’action à la parole, en retirant ses œuvres en dépôt dans les musées allemands. Gerhard Richter a menacé de faire de même si la loi était adoptée en l’état. La rumeur court que des collectionneurs ont sorti tout au long de l’été des camions remplis d’œuvres d’art hors du territoire, rumeur que nous a confirmée un prestataire de service. La ministre a toutefois reçu le soutien de quelques directeurs de musées, parmi lesquels Martin Roth, du Victoria & Albert Museum, et de l’Association fédérale des artistes.
Interdiction d’exportation
Comment ce pré-projet de loi a-t-il pu provoquer une telle panique ? Le monde de l’art allemand semble avoir découvert à l’occasion du projet de loi le concept de Trésor national, qui existait pourtant depuis 1919 et était régi par une loi de 1955. Il faut dire que les Länder, qui sont compétents dans la matière, ont peu fait usage de la possibilité d’inscrire des œuvres sur le répertoire des Trésors nationaux : seulement environ 2 700 œuvres y figurent et selon des pratiques très hétérogènes selon les Länder. Hambourg a ainsi inscrit vint-six biens culturels, parmi lesquels plusieurs œuvres de Philipp Otto Runge. La loi vise à préciser le concept de Trésor national et homogénéiser le processus dans les Länder. Outre les collections publiques, la loi prévoit que les œuvres en dépôt depuis plus de cinq ans dans les collections publiques soient automatiquement inscrites sur la liste des Trésors nationaux pendant la durée du prêt. Cette mesure a provoqué un cri d’indignation parmi les collectionneurs : elle implique une interdiction d’exportation hors Allemagne de l’œuvre provoquant une perte considérable de valeur à la vente. La troisième version du pré-projet de loi fait toutefois des concessions majeures pour répondre aux critiques acerbes qu’elle a suscitées. Le nouveau projet prévoit désormais une clause dérogatoire ; les collectionneurs peuvent décliner cette inscription pendant la durée des prêts par simple e-mail. Autre concession consentie suite au coup d’éclat très médiatisé de Baselitz, les œuvres d’artistes vivants ne pourront être inscrites sur la liste des Trésors nationaux qu’avec leur consentement.
La mesure la plus décriée par les galeristes, qui craignent la mise en place d’un « monstre bureaucratique », est le rétablissement de contrôles à l’exportation des objets culturels au sein de l’Union européenne, afin de vérifier qu’aucun Trésor national ne sorte du territoire. En signe d’apaisement, Monika Grütters a considérablement relevé les seuils initialement prévus : les peintures nécessiteront une autorisation d’exportation si elles ont plus de 70 ans et si leur valeur dépasse 300 000 euros, soit des seuils bien plus hauts qu’en France. « L’art contemporain n’est pas concerné » par cette mesure, tente de rassurer Monika Grütters.
Le premier à réagir, le milliardaire Hasso Plattner, fondateur de SAP, se déclare toujours méfiant et conservera une partie de sa collection d’art aux États-Unis, des Monet, Renoir, Munch et Nolde, alors qu’il avait prévu de les confier en dépôt au futur Musée Barberini de Potsdam. Les organisations professionnelles prennent le temps de la réflexion afin d’examiner les 148 pages du pré-projet avant de prendre position. Celles-ci, les Länder et les communes, disposent d’un délai de trois semaines pour réagir à ce pré-projet. Le Cabinet du gouvernement fédéral amendera ensuite le texte et soumettra probablement en octobre le projet de loi au Parlement.
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L’Allemagne veut garder le contrôle de ses œuvres
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Abonnez-vous dès 1 €Le Reichstag, à Berlin, siège du Bundestag allemand. © Photo : Cezary Piwowarski.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°442 du 2 octobre 2015, avec le titre suivant : L’Allemagne veut garder le contrôle de ses œuvres