Sémiologue et littéraire de formation, Julia Kristeva a élargi son étude à la psychanalyse et aux faces cachées de la culture occidentale, qu’elle explore incessamment à travers ses essais et ses romans. Après s’être penchée, dans Pouvoirs de l’horreur, sur les problèmes de la représentation artistique, elle propose un choix raisonné et une lecture originale d’œuvres graphiques traitant de la décapitation dans l’exposition “Visions capitales”? au Louvre. Elle commente l’actualité.
Trente et un écrivains sollicités par Le Monde viennent de signer un cahier spécial pour réagir au climat politique suscité par l’extrême-droite depuis les Régionales. Pendant sa campagne, le Front national avait publié dans ses tracts des œuvres achetées par les Frac, pour illustrer le gaspillage de l’argent public. Quelle est votre position et que vous inspire ce genre de pratique ?
Pour ceux qui croient encore en une civilisation à sauver, cela montre qu’il est temps de réagir. Ces tracts rappellent les pires années du fascisme, où les artistes étaient traités de dégénérés et où l’on préparait les chambres à gaz. Le FN se banalise : une partie importante des électeurs de droite pense qu’il est possible de faire alliance avec le Front national, et je ne serais pas étonnée que les mêmes personnes trouvent normal d’attaquer les artistes. On a récemment vu des levées de bouclier suspectes contre l’art contemporain. Bien sûr, il ne s’agit pas d’accepter sans critiquer. L’art a besoin de critiques pour avancer. On voit beaucoup de laideur et d’insignifiance injustement flattées pour des raisons commerciales. Mais, par ailleurs, l’une des grandes réussites de l’art fragmentaire du XXe siècle est de mettre en évidence la complexité habitée de violence de l’être humain. Beaucoup de gens ne supportent pas ce miroir qui les renvoie à eux-mêmes.
Pensez-vous que les “intellectuels” aient un rôle à jouer auprès des artistes ?
Les artistes sont au premier plan de la lutte contre l’horreur et la violence. Il n’y a pas d’autre moyen de s’en défendre que de les représenter et de les penser. Le ressort de l’art est ce ferment anthropologique du face à face sacrifice-sacré-représentation. Un certain courant formaliste moderne a fait l’impasse sur cette dimension-là. Ce n’était pas inutile. Il fallait sans doute mettre l’accent sur l’autonomie de la forme. Mais on a parfois le sentiment qu’une frange de la création contemporaine est devenue trop virtuose, trop décorative. Le temps est peut-être venu que des romanciers ou des philosophes ressuscitent cette dimension – qui est la genèse et le sens de l’œuvre – et fassent le lien entre l’expérience et la technique.
Que vous suggère la saisie “pour obscénité” d’un ouvrage du photographe Robert Mapplethorpe, à la Bibliothèque universitaire de Birmingham ?
Je connais bien son œuvre, c’est un grand artiste. Il faut entrer ce geste de censure dans le bêtisier mondial. Les censeurs ne font pas la différence entre le fait et la représentation. L’art allège, évide et apaise la violence. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de l’exposition “Visions capitales” : montrer comment l’être humain est capable de se confronter à l’horrible et à la perversion, non par complaisance, mais avec la volonté de traverser et de sublimer. On ne dépasse pas ses passions en les interdisant ou en les cachant. Seules la parole, la représentation et les variations subtiles peuvent les épurer et les transformer en objets d’interrogation, de méditation et de plaisir. Tel est le génie du christianisme et de l’art qu’il a suscité : notre seule résurrection n’est-elle pas dans la représentation ?
Interrogé par Télérama pendant la Fête de l’Internet, Yves Michaud s’émerveillait de “cet instrument de démocratie directe qui subvertit la censure et rend la parole à chacun”. D’autres pensent que cet outil de mondialisation anarchique remet en cause l’idée de démocratie. Quel est votre sentiment ?
D’une part, l’Internet est un formidable moyen d’expression individuelle et d’extériorisation que les jeunes utilisent massivement, d’autre part, il est vrai qu’il se produit régulièrement des contournements de la moralité ou des lois. Par rapport à la mondialisation, cela remet certes en cause l’idée de démocratie nationale, mais le problème va se poser de manière plus générale avec la levée des frontières en Europe. Il faudrait peut-être une législation mondiale, à l’initiative de l’Unesco ou de l’Onu par exemple. En tout cas, rester dans un no man’s land de laisser-aller ne relève pas de la liberté mais ouvre la voie à l’arbitraire et à la banalisation du mal.
Êtes-vous allée au Salon du livre ?
Oui. J’y présentais mon dernier livre, Le féminin et le sacré, qui prend la forme d’un échange épistolaire avec la philosophe et écrivain Catherine Clément. Ceci dit, je n’aime pas du tout les salons. Il y a une dichotomie étrange entre l’univers intime de la lecture et le monde du spectacle d’un salon.
Quelle est la dernière exposition qui vous ait particulièrement plu ?
La rétrospective Rauschenberg, au Guggenheim à New York, m’a agréablement surprise, car elle m’a permis de réévaluer son œuvre, qui me paraissait facile, proche du patchwork. J’ai aimé sa très belle maîtrise des couleurs et de l’espace, qui parvient à résorber la brutalité discordante dans une grâce innocente.
Jugez-vous positif le mouvement d’ouverture des conseils d’administration des musées aux sociétés d’Amis de musées ?
Proust déplorait que les œuvres quittent les églises pour les musées, où elles sont comme empaillées. Moi-même, parfois, je suis agacée par l’aspect archaïque et artificiel du musée. Peut-être pourrait-on se rapprocher de la participation vive du spectateur, telle que la rêvait Proust, en donnant un certain pouvoir décisionnel au public, et à tout le moins aux Amis des musées.
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L’actualité vue par Julia Kristeva
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°58 du 10 avril 1998, avec le titre suivant : L’actualité vue par Julia Kristeva