Ancien conseiller spécial du président François Mitterrand, fondateur de la BERD, auteur de vingt-six ouvrages, Jacques Attali publie son premier “beau livre”, Mémoire de sabliers, consacré aux collectionneurs et à ces mystérieux instruments de mesure du temps. Il commente l’actualité.
Lors de la dernière Fiac, des galeristes ont à nouveau déploré le faible nombre de collectionneurs en France et réclamé des incitations fiscales. Est-ce, selon vous, une idée juste ou avez-vous d’autres propositions ?
Un collectionneur est une personne qui essaie d’avoir une vie multiple en s’entourant d’objets qui vont perdurer au-delà de sa propre existence. Dans mon livre, je le rapproche de Don Juan. Il ne peut pratiquer cet acte de chasse que dans une société assez mûre dans son développement économique, car la collection est un acte de surplus dépassant le simple investissement. C’est une activité ludique à laquelle se consacrent ceux qui utilisent l’art pour affirmer un pouvoir ou une volonté d’éternité. Même si des collections d’objets bon marché peuvent se constituer, elles supposent généralement un certain niveau de revenu. Je crois donc qu’il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. Il ne faut pas penser que l’on encouragera les collectionneurs avec des avantages fiscaux. Le nombre des collectionneurs s’accroîtra seulement s’il y a des gens qui font fortune, et je pense qu’il faut favoriser la possibilité de faire fortune honorablement, la fiscalité se chargeant ensuite d’une redistribution. S’il y avait des avantages fiscaux à accorder, je ne les donnerais pas aux collectionneurs proprement dit – sinon on octroierait n’importe quoi à n’importe qui – mais à ceux qui créent des richesses.
Et pour les entreprises ?
Le mécénat se porte mal, mais pas seulement à cause de la fiscalité. Il va mal parce que les temps sont difficiles et que les entreprises n’ont pas envie d’afficher une richesse. Or afficher du mécénat, c’est afficher un signe extérieur de richesse. Aucun chef d’entreprise n’osera plus accrocher des tableaux dans la salle à manger de direction si simultanément, il ne crée pas des emplois. Il y a donc un lien entre l’amélioration de la situation économique générale et le développement du marché de l’art.
Vous êtes l’un des pères fondateurs de la Grande Bibliothèque. Votre réaction à son relatif insuccès de fréquentation ?
Mon projet était en avance sur l’Internet. En 1988, j’avais eu l’idée d’un établissement avec 100 ou 200 000 livres pour pallier le manque cruel de bibliothèque universitaire à Paris, doublé d’une bibliothèque virtuelle accessible par ordinateur. À l’époque, on m’avait traité de rêveur et l’on a utilisé le milliard que j’avais fait mettre de côté pour construire la BnF. Au lieu de dépenser un milliard, on en a en fait dépensé onze pour… 4 000 places ! C’est typique d’une évolution à la française. Une petite élite a fait un hold-up sur l’argent public pour maintenir des privilèges culturels, alors qu’il y avait un projet novateur pouvant toucher la population dans son ensemble. Maintenant, avec l’évidence d’Internet, ce projet “fou” devient une banalité et le bâtiment apparaît très largement excessif, malgré ses qualités. J’espère qu’on va le réorienter vers le développement de services en ligne nécessaires au système universitaire et de recherche français. Si l’on avait fait ce choix dès 1988, la France serait aujourd’hui en avance sur l’université virtuelle de demain.
Autre grand chantier, celui du futur Musée des "arts premiers" dont le sort n’est toujours pas réglé.
Je suis contre. Il n’y a pas d’arts premiers. Au début des civilisations, il ne s’agissait pas d’art au sens moderne du terme, mais d’une activité religieuse mêlée à toutes les autres activités humaines. Séparer la fabrication d’objets ayant une dimension religieuse du reste de l’activité humaine me paraît un contresens pour comprendre ces premières civilisations. Mais puisque ces sociétés ont produit – presque involontairement – des chefs-d’œuvre, je serais favorable à un compromis : faire autour du Musée de l’Homme un grand musée des premières civilisations et créer, au Louvre, un département des arts premiers où seraient présentés quelques grands chefs-d’œuvre de toutes ces civilisations, africaines, asiatiques…
Votre analyse de la polémique née du livre d’Alan Sokal et Jean Bricmont, Impostures intellectuelles ?
Ce livre me ravit, même si plusieurs de ses victimes sont mes amis et que beaucoup d’entre elles – pas toutes – sont des intellectuels respectables. Il y a dans le jargon français une paresse intellectuelle qui consiste à croire que l’obscurité protège des intrus. Ayant acquis une formation scientifique avant une formation littéraire, je crois que c’est l’honneur d’un lecteur de reconnaître : “je ne comprends pas un texte”, et c’est l’honneur d’un écrivain que d’être compréhensible. Cette polémique est donc très salutaire.
Quelles expositions vous ont marqué ?
J’ai été très déçu par “Paris Bruxelles”, mais j’ai beaucoup apprécié l’exposition sur Angkor bien qu’elle ait été affreusement mal présentée. Comment a-t-on pu exposer des statues khmères dans un gris béton ? La pièce principale était invisible ; les fragments de temples étaient montrés sans maquette, sans explications ; les légendes étaient très compliquées… Une exposition pour spécialistes. Les musées ne font pas assez d’efforts pour le public.
Jacques Attali, Mémoire de sabliers. Collections, mode d’emploi, éditions de l’Amateur, 192 p., 160 ill., 395 F
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L’actualité vue par Jacques Attali… qui publie son vingt-septième ouvrage
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°46 du 24 octobre 1997, avec le titre suivant : L’actualité vue par Jacques Attali