L’actualité vue par Jacqueline Chambon

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Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 22 janvier 1999 - 1072 mots

Après un doctorat de philosophie, Jacqueline Chambon est entrée en 1981 chez Actes Sud en qualité de lectrice, avant de devenir, de 1983 à 1986, directeur littéraire pour la littérature étrangère et la philosophie. En avril 1987, elle crée à Nîmes les Éditions Jacqueline Chambon qu’elle dirige depuis lors. Cette maison publie notamment de nombreux essais sur l’art et sur la photographie. Jacqueline Chambon commente l’actualité.

L’euro est notre monnaie officielle depuis le 1er janvier. Est-ce qu’il va, selon vous, favoriser l’exportation des livres français ?
Je ne le pense pas. Ce sont les écrivains qui peuvent favoriser l’exportation des livres français. Nous avons depuis quelque temps des auteurs qui commencent à compter un peu plus, ou qui, en tout cas, paraissent davantage appréciés. Quand je suis allée à Francfort, par exemple, tout le monde parlait de Houellebecq. Si nous avons de bons écrivains, nous les vendrons. En revanche, nous vendons mal les livres dont le succès dépend de la médiatisation de l’auteur ou de sa notoriété. À l’étranger, personne ne les connaît, et comme les ouvrages n’excèdent pas une honnête moyenne, ils suscitent peu d’intérêt. En France, nous avons beaucoup d’hommes de lettres, mais peu de créateurs. Et seuls les créateurs sont capables de dépasser leur temps et les frontières.

La communauté urbaine de Lille vient d’acquérir la villa Cavrois, l’un des chefs-d’œuvre de Mallet-Stevens. Cette décision n’arrive-t-elle pas un peu tard ?
En province, le patrimoine est souvent synonyme de vieilles pierres. Mais le patrimoine, c’est aussi le béton et la modernité. Ce n’est pas toujours évident pour nos édiles locaux. C’est formidable que des gens aient eu le courage d’entreprendre des actions pour sauver cette villa. Il est temps que l’architecture moderne et le design entrent dans l’histoire de l’art. Le sort malheureux de cette villa montre qu’il n’est jamais trop tôt pour classer ; reste à rendre le classement plus efficace. Un seul regret, quant à la villa Cavrois, c’est qu’elle a été conçue pour être habitée et qu’elle risque de servir de bureaux. Ne vaudrait-il pas mieux la remeubler, restituer l’atmosphère si particulière de cette époque et l’ouvrir au public ?

Le commissaire-priseur Jean-Claude Anaf va mettre aux enchères, le 7 février, L’homme du futur, une sculpture de César qui se trouve actuellement sur la place Tolozan, à Lyon. Que pensez-vous de cette vente qui va à l’encontre des souhaits exprimés par son auteur, avant sa mort ?
Je fais partie de ceux qui tiennent à la notion d’œuvre, et qui dit œuvre, dit autonomie de celle-ci. Il semble qu’il y ait aujourd’hui une impossibilité pour l’artiste de couper le cordon ombilical entre lui et son œuvre. D’ailleurs, il dit travail en parlant d’elle, comme si elle était toujours dans son atelier, comme s’il lui refusait l’objectivité. Une fois vendue, la sculpture de César ne va pas pour autant cesser d’exister, même si cette existence n’est pas celle qu’avait prévue l’artiste. Il s’agit finalement d’un simple avatar. Bien sûr, c’est dommage pour les Lyonnais.

Près de 100 000 personnes ont déjà pré-acheté leurs billets pour l’exposition Monet qui aura lieu à partir du 23 janvier à la Royal Academy de Londres. Que vous inspire cet engouement ?
Cet attrait de l’Impressionnisme ne se dément pas. Quand on pense combien l’art contemporain a peu de public, ou pas de public du tout, il y a de quoi se poser des questions. Quelle est la nature de cet amour pour les impressionnistes ? Est-ce une nostalgie d’un monde passé, d’une sorte d’apogée de la bourgeoisie ? Finalement, l’Impressionnisme et l’Égypte, cela marche à tous les coups. L’Impressionnisme a fait partie de l’art quand il était aimable, avant qu’il ne soit réellement critique. L’attrait de la mimésis dans l’art, ce bonheur de se voir, de voir une représentation de l’homme, va ensuite être perdu. Finalement, le public n’a jamais renoncé à cette idée, à ce besoin de mimésis qui est très profond puisqu’il est également inhérent à la littérature et au cinéma. Heureusement, le roman et le film ne peuvent pas vraiment s’en passer. Aussi formalistes qu’ils soient, il leur faut bien raconter une histoire. En revanche, l’art s’est vraiment éloigné de cette fonction qui lui était fondamentale. L’Impressionnisme représente encore le dernier bastion avant que l’on ne déforme les corps, et date de ce temps où la peinture n’avait pas honte de représenter les hommes en société.

Les ventes se multiplient sur l’Internet, notamment dans le domaine des livres ? Que pensez-vous de ce nouvel outil ?
Il y a deux questions : les sites de listes de livres et les sites qui vendent le contenu des livres. L’Internet est un très bon outil pour quelqu’un comme moi, qui fait des livres de fonds, des essais ou des romans qui ne sont pas à la mode. Il permet à tout un public lettré, des universitaires, des étudiants, de trouver des livres, et c’est formidable. C’est un peu différent pour la littérature. On ne trouve sur le réseau que ce que l’on cherche. Par exemple, il faut connaître un auteur pour pouvoir chercher s’il a écrit d’autres ouvrages. Mais l’Internet ne remplacera jamais la librairie, où l’on peut voir physiquement le livre et en lire des pages. On peut aussi télécharger des ouvrages sous forme de fichiers à partir du réseau. Ainsi, pour un certain type de livres tirés à peu d’exemplaires, ce n’est plus la peine de les imprimer sur papier. Les gens le feront eux-mêmes, chez eux. Il faut cependant avoir une imprimante ou pouvoir lire sur l’écran, ce qui ne procure pas forcément un plaisir fou. Je ne suis pas attachée à l’objet livre, je ne fais pas de beaux livres par exemple. Mais quand on lit sur épreuve, on sait que ce n’est pas tout à fait comme lire dans un livre. Curieusement, le livre donne un peu plus d’autorité à ce qu’on lit, nous force davantage à respecter l’écrit.

Une exposition vous a-t-elle particulièrement marquée dernièrement ?
J’ai été étonnée par l’exposition Chaissac à Montpellier. Je connaissais très peu cet artiste et j’ai beaucoup aimé son humour. J’ai été surprise qu’on l’ait relégué dans l’art brut, alors que son œuvre me semble au contraire très élaborée. Il n’avait pas sa place dans l’École de Paris qui dominait à son époque. Finalement, il n’a pas vraiment été reconnu de son temps. Les critiques prétendent qu’il est impossible aujourd’hui qu’un bon artiste ne soit pas reconnu. Je crois que c’est faux.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°75 du 22 janvier 1999, avec le titre suivant : L’actualité vue par Jacqueline Chambon

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