François Morellet présente durant l’été au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, sous le titre « Blow up 1952-2007. Quand j’étais petit je ne faisais pas grand », un ensemble d’œuvres abstraites de 1952 agrandies quatre fois. La scénographie, conçue par l’architecte/artiste Didier Fiuza-Faustino, bouscule le lieu et offre des ouvertures sur l’espace et le temps. Pour cette « actualité vue » estivale, François Morellet répond aux questions de Didier Fiuza-Faustino.
Didier Fiuza-Faustino : Pourquoi avez-vous eu envie en 2006 de reprendre le travail de 1952 ?
François Morellet : Jamais je n’aurai eu seul cette idée. Un directeur de musée, qui avait vu ma rétrospective au Jeu de paume en 2000, m’a dit à l’époque : « Ils sont mignons tes petits tableaux des années 1950. Ils sont un peu sales, mais il serait intéressant de les refaire en grand. » J’ai cru qu’il plaisantait, avant de lui répliquer : « Pourquoi pas ? », tout en précisant que je laisserai tous ces agrandissements au musée. Ce projet a bien démarré et puis, plus rien, ce directeur avait dû changer d’idée.
Dernièrement, j’en ai parlé à des amis. Le directeur du Musée d’Angers, qui possède un petit tableau, m’a confié qu’il souhaitait en avoir un grand. Et des collectionneurs, les Billarant, m’ont convaincu de l’intérêt de cette idée. Pour que cela soit vraiment systématique, j’ai opté pour une seule année, 1952, et puis j’ai choisi « 11 » œuvres (parce que le chiffre se lit des deux côtés), et décidé de les multiplier par quatre. À partir de ce moment-là, tout s’est enchaîné. Le principe de cette œuvre correspond à celui des autres, pour lesquelles je choisis une règle très stricte et tout se développe ensuite sans moi. Aucun agrandissement n’est à vendre. Je les donnerai aux musées méritants qui m’exposent bien. Les autres, je les garderai pour ma consommation personnelle !
Votre travail de 1952 a donc conservé une actualité…
J’ai eu la grande chance de ne pas avoir besoin de vendre. Je n’ai pas fait d’école d’art et je me suis en partie occupé d’une affaire familiale. J’avais tout mon temps, le soir et les week-ends, et j’ai fait des œuvres radicales, le contraire de l’abstraction lyrique ou de l’école de Paris. Ce « radicalisme », je le partageais avec des Suisses, des Allemands, des Hollandais. J’ai fait des œuvres que l’on considérait comme en retard, par rapport à l’art à la mode de l’époque, et qui se sont trouvées en avance. Il m’a fallu attendre 1970, et le regard des étrangers, pour que l’on s’intéresse à ce que je faisais. Un peintre normal sorti d’une école n’aurait pas pu patienter ces dix-huit années. Mon mérite, c’est de m’être obstiné et d’avoir été assez orgueilleux pour croire que j’étais un grand artiste même si mon œuvre n’intéressait personne. Ma grande chance a été de pouvoir vivre d’autre chose et de ne pas avoir la télévision. Et puis, quand on n’a aucun succès, cela laisse beaucoup de temps libre.
Voyez-vous ces toiles uniquement comme un agrandissement ? Comment les ressentez-vous ? Personnellement, je les perçois comme des clones génétiquement modifiés.
J’ai un peu mauvaise conscience. Je ne voudrais pas que l’on croie qu’à travers ces œuvres très minimalistes je me positionne avant les Américains et que le fait de les avoir réalisées en tout petit était un détail. Ce n’est pas vrai. Je n’ai pas eu le culot de les réaliser en grand format et c’est ma grande faute. L’échelle a été le grand « truc » des Américains. Je n’avais pas compris Barnett Newman parce que je n’avais vu ses tableaux qu’en reproduction. Quand je les ai découverts, j’ai réalisé que leur dimension changeait complètement la donne, de même pour les grands formats de Pollock.
J’aime beaucoup « votre mise en espace », particulièrement ce manque de recul, voulu, qui diminue la distance entre les œuvres et le spectateur, augmente la sensation d’enveloppement. C’est seulement aujourd’hui que mes petits all-over peuvent, agrandis, donner un peu cette impression d’infini qu’ils sous-entendaient.
Pourquoi avoir choisi cette trame de 1975 pour commencer le parcours ?
J’avais déjà réalisé une partie des agrandissements de mes tableaux quand Henriette Joël et les Amis du Musée d’art moderne de la Ville de Paris m’ont signalé qu’un lieu, qui m’avait exclu depuis des années, avait un nouveau directeur susceptible d’être intéressé par ces œuvres. À ce moment-là, nous nous sommes dit : « Mais pourquoi ne pas exposer la pièce qui appartient au musée et qui a été donnée par les Amis ? » Il s’agit d’une énorme œuvre de 8 m sur 8 m réalisée pour une Biennale de São Paulo [Brésil], mais qui n’avait jamais été exposée dans son intégralité. Nous avons réussi à la faire entrer ici parce que, vous comme moi, nous aimons les contraintes. Cette pièce ouvre très bien le parcours, même si elle n’a pas grand-chose à faire avec les autres pièces exposées. Ce qui est sûr, c’est que si les gens veulent savoir ce que je fais actuellement, il ne faut absolument pas qu’ils viennent voir cette exposition.
Et vous, comment définiriez-vous votre travail ?
Dans ce cas précis, il s’agissait d’essayer de spatialiser une série d’œuvres en deux dimensions, de créer un environnement tridimensionnel. Nous avons essayé de répondre au plus près à ce que vous nous aviez décrit au départ.
En effet, pour que les œuvres paraissent grandes, il ne fallait pas de recul.
Toute la difficulté était de « séquencer » l’espace, sans enfermer les œuvres, tout en donnant un sentiment d’intimité ; et cela en réarticulant un lieu dont le spectateur
n’attend plus de surprise. C’est là que résidait l’enjeu du projet, mais peut-être aussi dans la confrontation perpétuelle du visiteur à la notion d’échelle, ce qui nous ramène au titre : « Quand j’étais petit je ne faisais pas grand. »
Oui, et aussi il fallait défigurer le lieu pour que les visiteurs ne le reconnaissent pas. À côté de l’aspect fonctionnel, j’aime beaucoup le fait que ces petits tableaux se retrouvent sur de grands panneaux contre lesquels on se cogne la tête. Cela rejoint tout à fait ce que j’aime faire.
Il y avait aussi cette autre idée, qui était de sortir par l’entrée, de réaliser un aller-retour, un peu comme un retour à la case départ. Quel sens donnez-vous à l’œuvre en néon située à l’extrémité du parcours qui semble agir sur le spectateur comme une bouffée d’air lui permettant de replonger en sens inverse dans l’exposition ?
Moi, je la voyais plutôt comme un signal d’alarme, l’avertissement d’un accident de la circulation esthétique ou, si vous voulez, une bouffée d’un autre air, celui des années 1962-1972 des labyrinthes du G.R.A.V., des néons cul. con.– non. nul ou de la Joconde qui se gondole.
Je voulais aussi vous poser depuis longtemps cette question : quel rapport entretenez-vous à l’architecture ?
En fait, l’architecture, comme tout ce qui est monumental, utilitaire ou sérieux, ne m’attire pas. Mais, c’est vrai, les créations artistiques précises et neutres comme les miennes s’appliquent mieux à l’architecture que celles de Christian Boltanski ou de Daniel Spoerri, par exemple. Ce n’est pas une qualité mais une particularité. On m’a donc souvent demandé de participer à l’architecture.
Il est facile de se faire plaisir à soi-même. Un jour, on a demandé à Andy Warhol : « Vous préférez les garçons ou les filles ? » C’était très vulgaire et brutal et il a répondu, choqué : « Oh, je préfère me masturber ! » On peut se masturber mais pas se chatouiller. Un architecte qui veut faire sourire son architecture doit donc me consulter. Quand un architecte accepte ce jeu, comme Renzo Piano, c’est un plaisir fantastique. J’interviens généralement [en faisant] comme si je n’avais rien compris à l’architecture. À Berlin, pour l’immeuble Debis (Daimler-Chrysler) avec Renzo Piano, cela a été un rêve. Mais parfois cela ne marche pas. Il m’a fallu attendre 1970 pour qu’une galerie allemande trouve importants les travaux que j’avais faits en 1952 et en vende à des musées. Ici, il faut que l’œuvre plaise immédiatement à l’architecte, au commanditaire, aux gens qui vont y habiter, aux monuments historiques… Et c’est fatigant. L’idéal est d’intervenir au 4/5e de la construction et puis de trouver la place où chatouiller. Les architectes n’ont pas besoin de décorateurs. D’ailleurs, beaucoup d’architectes s’inspirent des idées des artistes. Il est difficile de demander à un architecte de confier sa réalisation à un demi-vandale.
Dan Graham s’était d’ailleurs amusé, lors d’une de ses conférences, à énumérer tous les architectes qui avaient pillé l’histoire de l’art en prenant bien soin de le dissimuler.
Oui, mais je trouve aussi que les artistes exagèrent bien souvent leur importance. Je suis convaincu que si Duchamp, Picasso, Malévitch, Matisse étaient morts-nés, l’art contemporain en serait là où il en est aujourd’hui. L’artiste est pour moi un surfeur qui profite de la vague qui commence à se former. Il faut bien sûr qu’il ait la chance de se trouver là où la vague naît. L’importance donnée aux artistes plasticiens par rapport aux poètes ou aux compositeurs est sans doute due, en partie, à l’importance économique du marché de l’art. C’est bien sûr injuste. Mais les injustices qui nous favorisent sont toujours moins dures à supporter que les autres !…
Quelle exposition vous a marqué dernièrement ?
Je pense évidemment à celle, qui a eu lieu au même endroit, de Dan Flavin ; elle était magnifique.
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Abonnez-vous dès 1 €François Morellet © D.R
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°263 du 6 juillet 2007, avec le titre suivant : L'actualité vue par François Morellet, artiste