Critique d’art, Fei Dawei est le commissaire général du plus important festival de photographie en Chine, à Lianzhou.
Critique d’art et commissaire d’exposition indépendant, Fei Dawei vit à Paris et Pékin. Il a été directeur de la Fondation Ullens à Pékin de 2002 à 2008. Il est commissaire général de « Lianzhou Foto 2010 », le plus important festival de photographie organisé en Chine, qui s’est ouvert le 3 décembre dans cette ville de la province de Guangdong. Fei Dawei commente l’actualité.
Philippe Régnier : Vous avez choisi de titrer cette édition du festival de la photographie de Lianzhou « Le monde existe-t-il ? ». Pourquoi ce thème ?
Fei Dawei : L’origine de ce thème est antérieure à ce festival. Je lis de temps en temps des textes scientifiques. Dans le domaine de la physique, il y a un débat très animé sur la question de l’existence du monde. Si l’on regarde le monde infiniment petit, l’on ne trouve plus de choses solides. Le plus petit élément qui compose la matière est insaisissable. Les hypothèses théoriques établies par Einstein sont aujourd’hui remises en question. Il n’existe plus de théorie qui explique parfaitement l’existence finale de ce monde. La seule hypothèse peut-être est que le monde n’est fait que d’informations. De savoir si le monde existe ou non physiquement est une question très grave. C’est même très choquant. Les discussions sur les univers parallèles, les formes du temps, sont des domaines de recherche très intéressants qui sont en train d’évoluer. Ces questions m’intéressent beaucoup. En même temps, j’ai lu des ouvrages de [Jean] Baudrillard, des théories critiques sur le postmodernisme, qui rejoignent ces discussions sur la disparition du monde. Nous sommes de plus en plus étouffés par les produits artificiels, les informations humaines, et nous avons de moins en moins de contact avec le monde réel. Cette question, « le monde existe-t-il ? », est liée à notre façon de regarder le monde, à notre façon de nous exprimer, à notre langage. Cette conscience selon laquelle la langue ne peut pas saisir le monde existait dans la tradition chinoise zen, bouddhique, taoïste, mais elle est complètement perdue aujourd’hui. Il semble que l’on puisse rejoindre la science contemporaine occidentale de ce point de vue. Ce sont des questions que j’essaie de poser dans ce festival.
Philippe Régnier : En même temps, la Chine a été pendant longtemps coupée du monde…
Fei Dawei : La Chine n’a pas connu la période du modernisme, à la différence du Japon qui, tout de suite après ses contacts avec l’Occident, a suivi avec un peu de retard l’impressionnisme, etc. Depuis la fin du XIXe siècle, la Chine est restée académique, un réalisme qui s’est transformé en réalisme socialiste, puis critique, graphique… Elle a connu un mouvement d’avant-garde dans les années 1980. Un pan de l’art a ensuite été commercial, mais toujours avec cette influence du réalisme très forte et très pesante. L’occidentalisation en Chine est passée par le marxisme russe et non par l’avant-garde. La photographie, quant à elle, a toujours joué un rôle important en Chine. Je ne suis pas un spécialiste de son histoire du début du XXe siècle jusqu’en 1949, date de l’arrivée des communistes au pouvoir. Mais, à côté de quelques tentatives de photographies expérimentales, il y a surtout eu du reportage, et une volonté de s’inscrire dans la tradition du paysage chinois à l’encre. Le vrai développement de la photographie en Chine correspond au moment où elle est devenue un outil de propagande, à partir des années 1950. Dans les années 1970-1980, une nouvelle génération apparaît, qui veut montrer la vraie réalité. Ces artistes ne traitent pas de grands sujets, ni de contenu idéologique. Pour moi, c’est la dénonciation de la réalité sociale. Dans les années 1990, les jeunes essaient de faire une photographie beaucoup plus intéressante artistiquement parlant. Mais cette démarche est devenue un nouvel académisme, avec ces belles photos en noir et blanc, très raffinées, subtiles, mais qui ont perdu en dynamique. Il est donc urgent de trouver une nouvelle fraîcheur.
Philippe Régnier : Est-ce ce que vous avez essayé de faire dans ce festival en exposant, souvent pour la première fois, de très jeunes photographes ?
Fei Dawei : Oui. Je viens du milieu de l’art contemporain. Duan Yuting [directrice et fondatrice du Festival international de photographie de Lianzhou] a demandé à plusieurs commissaires d’exposition de proposer des projets qui se tenaient à la lisière de l’art conceptuel. Pour moi, ce n’est pas pertinent. Nous sommes ici pour organiser un festival de photographie et pas pour détruire la photo. J’ai invité des photographes traditionnels et aussi certains qui se trouvent à la lisière de l’art expérimental, qui n’ont pas tout à fait une position de photographe. Cependant la frontière est mouvante. Ces artistes ne sont pas majoritaires, mais je montre qu’une nouvelle génération de photographes est différente de celle des années 1990 ou du début de la décennie 2000.
Philippe Régnier : Comment ont émergé ces jeunes photographes ?
Fei Dawei : Pour la plupart, les jeunes artistes que je montre à Lianzhou sont actifs sur Internet. C’est souvent grâce à leur blog que j’ai découvert leur travail. C’est aussi la limite de mes recherches parce qu’il existe certainement des photographes qui n’ont pas de blog. Sur Internet, si on rentre le mot-clé « photo », il existe une foule de sites Web chinois, notamment « www.fotoyard.com » qui réunit deux ou trois mille photographes qui peuvent y poster librement des photos. Je voulais tout regarder et j’ai passé trois semaines à le faire. Depuis deux ans, les meilleurs sont sortis de ces sites, et ont mis en ligne leur propre blog. Mais il est difficile de les trouver si on ne connaît pas leur nom. Petit à petit, on peut les repérer parce que chaque blog, comme celui de Zhang Jungang & Li Jie [lauréats d’un prix du festival], propose des liens qui permettent de reconstituer un réseau. Je montre à Lianzhou un noyau des meilleurs d’entre eux, même si j’en ai peut-être oublié quelques-uns.
Philippe Régnier : Pourquoi aussi avoir choisi de montrer les photos de Jean Baudrillard ?
Fei Dawei : Dans le contexte chinois, Baudrillard est très connu, mais pas ses images. Les écrits sur la photographie de Baudrillard sont une très bonne arme pour s’opposer à une certaine tendance de la photographie. Nous avons en Chine un critique influent qui dit que l’art n’est pas très important par rapport à l’engagement politique. Il encourage des artistes qui parlent de pollution, du social, qui se moquent du gouvernement… Pour moi, ce genre de travail est sans intérêt, inacceptable. Cette position est aussi destructrice que l’art officiel. C’est facile de s’opposer au gouvernement. Mais on ne modernise pas la culture de cette façon.
Philippe Régnier : Vous avez été en 1990 commissaire d’une exposition très marquante à Pourrières (Var) dans laquelle étaient exposés des artistes chinois comme Yan Pei-Ming, Huang Yong Ping ou Chen Zhen. Cette génération a eu beaucoup de succès, tout comme celle qui lui a succédé. Il semble en revanche que soit plus difficile pour les jeunes Chinois d’aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?
Fei Dawei : Vous avez raison. Tous ces artistes qui sont devenus très importants ont été formés dans une période exceptionnelle, les années 1970-1980, une période de grand changement, d’idéalisme, où l’on rêvait de faire une Chine nouvelle. Dans les années 1970-1980, les artistes lisaient beaucoup. En arrivant en France, avec Yang Yong Ping, nous avons parlé avec l’artiste Michel Verjux qui lit lui aussi beaucoup, et nous nous sommes rendu compte que nous avions la même culture : les théories sur la science, [Karl] Popper, [Ludwig] Wittgenstein… Dans les années 1990, la Chine a été relativement fermée. Créer était difficile. Une circulaire officielle interdisait tout ce qui était installation, vidéo. Dans les années 2000, les autorités ont découvert que l’art contemporain pouvait donner une nouvelle image de la Chine. On l’a utilisé mais en nettoyant l’art, en en faisant quelque chose de propre. Ensuite, l’art est devenu plus commercial. Par rapport aux années 1980, je pense que la culture est aujourd’hui plus contrôlée. Les jeunes générations se sentent un peu perdues.
Philippe Régnier : Ces générations sont-elles portées par le développement des galeries ?
Fei Dawei : Cela a été au contraire destructeur. Le succès du marché de 2004 à 2008 a été énorme. Cela a créé un modèle de réussite. En même temps, il y a eu une énergie, des choses expérimentales, mais très polluées par la fièvre du marché. C’était aussi une période où il était plus facile de trouver de l’argent. Aujourd’hui les riches ne veulent plus financer de projets artistiques si au final ils ne leur rapportent pas d’argent.
Philippe Régnier : Vous avez justement dirigé une structure financée par un mécène, la Fondation Ullens à Pékin. On a aussi parlé de construire mille musées en Chine. Où en sont tous ces projets ?
Fei Dawei : Les mille musées, cela fait parler de la Chine dans le monde entier, mais ce n’est pas sérieux du tout. Cela fait penser au Grand Bond en avant des années 1950 ! Des petits musées privés continuent à ouvrir, mais ce sont plutôt des salles d’exposition. Aujourd’hui, le frein au développement des musées, c’est qu’ils ne gagnent pas d’argent ! Même le Musée national des beaux-arts à Pékin loue ses espaces pour pouvoir payer ses employés. Cela devient un modèle. On essaye aussi d’exposer des artistes afin de leur donner une notoriété dans le but de les revendre plus cher. Tout cela pour reproduire ce miracle de 2005-2006, avec des ventes aux enchères où l’on fabriquait des cotes fictives. Les Chinois rêvent de refaire la même chose. La Fondation Ullens en revanche s’est positionnée dès le début comme un lieu non commercial. Guy Ullens investissait 6 millions d’euros par an ! Mais il est devenu de plus en plus interventionniste, et le programme a été totalement cassé. Le but initial était philan-thropique, puis il a fallu louer les espaces, vendre des œuvres… Je ne pouvais plus continuer dans cette direction. J’ai aidé Guy à trouver un nouveau directeur, Jérôme Sans. Aujourd’hui, l’esprit a changé et le budget a beaucoup baissé. Mais le programme de conférences reste très intéressant.
Philippe Régnier : Quelle exposition vous a marqué dernièrement ?
Fei Dawei : J’ai beaucoup aimé l’exposition « Mœbius » à la Fondation Cartier.
Lianzhou Foto 2010, jusqu’au 26 décembre, www.lianzhoufoto.com
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L’actualité vue par Fei Dawei, commissaire général de « Lianzhou Foto 2010 »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°337 du 16 décembre 2010, avec le titre suivant : L’actualité vue par Fei Dawei, commissaire général de « Lianzhou Foto 2010 »