« Nocturnes de Colombie », présentée au Musée du quai Branly dans le cadre de Photoquai, inaugure une saison très sud-américaine, au discours percutant.
La photographie sud-américaine est à l’honneur tout au long de ce deuxième semestre à Paris, que ce soit dans la programmation de Photoquai ou ailleurs. À la Fondation Cartier-Bresson, « Sergio Larrain, Vagabondages » – exposition phare des dernières rencontres d’Arles de la photographie – décline à partir de vintages et de photos inédites, les grandes séries du célèbre photographe chilien qui, faute d’avoir pu « changer le monde » avec ses images, notamment le sort des enfants des rues de Santiago, mit fin durant les années 1970 à sa fulgurante création photographique. La Maison européenne de la photographie consacre de son côté tous ses espaces à « Genesis », dernière vaste fresque lyrique de Sebastião Salgado sur la nature originelle et les peuples vivants encore en elle. Avec en regard, début octobre, quelques images des Kuikuro de l’ethnologue Carlos Fausto, autre témoin de ces peuples d’Amazonie qui résistent à la société moderne. Début novembre, « Amrerica Latina, 1960-2013 » à la Fondation Cartier engagera à une vision plus élargie des pratiques photographiques autres que documentaire, en prenant pour axe le rapport texte et image. Rapport particulièrement fort dans la création sud-américaine grâce aux messages que leurs associations ont diffusés et diffusent encore dans ces sociétés à l’histoire contemporaine marquée par des dictatures, révolutions et coups d’État, emprisonnements arbitraires, tortures, enlèvements, disparitions et déplacements de population. À travers la création visuelle en Amérique du Sud, qu’elle soit photographique ou filmique, c’est en effet l’histoire récente sud-américaine qui se raconte de manière récurrente, où domine la culture de la violence.
Culture de la violence
Au Musée du quai Branly, « Nocturnes de Colombie, Images contemporaines », présenté dans le cadre de Photoquai, donne un premier aperçu de cette caractéristique. Aucune des créations de Juan Manuel Echavarría (1947, Medellín), José Alejandro Restrepo (1959, Bogota), Miguel Ángel Rojas (1946, Bogota) et Oscar Muñoz (1951, Popayán) rassemblées par la commissaire d’exposition Christine Barthe, qui ne soient imprégnées de cette violence et qui n’explorent, interrogent ses différentes formes et impacts sur la société colombienne, notamment ses pendants que sont le refoulé et l’amnésie.
« Tous les quatre sont nés avant ou après l’assassinat en 1948 du très populaire leader libéral Jorge Eliécer Gaitan, point de départ de la guerre civile en Colombie et de l’exode vers les villes des populations rurales », précise la commissaire, responsable des collections photographiques du Musée du quai Branly. Tous les quatre tirent également de l’image photographique ou filmique, du tirage aussi pour ce qui est de Miguel Ángel Rojas et d’Oscar Muños, un usage et une pratique du médium, une réflexion, propres aux itinéraires de chacun. Le propos de chacun aux créations clairement identifiées par des espaces distincts marque les esprits et s’inscrit en écho, malgré des espaces d’exposition ingrats et une déclinaison de couleurs pour les salles d’un goût malheureux et surtout inutile. À aucun moment du parcours, le souffle des approches et le traitement par l’image de la société colombienne ne connaissent le moindre fléchissement dans son intensité, ni dans ses partis pris, ni dans sa réflexion sur l’image. Dès le début, les photographies d’écoles abandonnées de Manuel Echavarría et le protocole de la prise de vue (toujours frontale et à distance) donnent le ton. Des salles de classe vides aux tableaux effacés et murs délabrés, supports de voyelles ou de chiffres à l’effacement annoncé, forment un récit sur la disparition et l’absence où la métaphore affleure finement, implacable dans son propos et tenace dans sa répétition. La série de photographies d’os assemblés en forme de fleurs, selon le modèle de planches botaniques aux noms élégamment calligraphiés, est tout aussi impitoyable dans son récit. Les mots ou les lettres s’inscrivent régulièrement dans l’œuvre de Manuel Echavarría qui, avant de choisir la photographie et la vidéo pour médium, connut la célébrité en tant qu’écrivain.
Dénonciation de la censure
Tout aussi critiques et grinçantes envers la société colombienne qui ne veut rien voir ni attendre, sont les installations et les vidéos de José Alejandro Restrepo, construites à partir d’images d’archives de la télévision qu’il réinterprète. La dénonciation de la censure, de l’omission et de l’arbitraire, est ainsi inflexible dans Iconomia, journal de courts extraits d’images télévisées, où devant la caméra apparaissent régulièrement des menaces et le journaliste en prise avec le silence ou la véhémence de celui ou celle qu’il tente d’interviewer. Glaçante et tout autant sans concession, la vidéo Le chevalier de la foi, montrant en premier plan un homme qui nourrit des pigeons, tandis que le cadre se resserre au fond sur des silhouettes de militaires cernant un bâtiment d’où sont sortis des corps et des blessés. En arrière-plan de cette vidéo réalisée en 2011 et que l’artiste n’accompagne d’aucun son direct, la prise d’otages du palais de Justice de Bogota en 1985 et l’intervention de l’armée qui fit une centaine de morts. Avec Miguel Ángel Rojas, changement de registre et de ton pour faire place à l’autobiographie et l’intime, cadre puissant de son œuvre pour dénoncer l’interdit, les ravages de la guerre ou de la drogue tout en ne cachant jamais son attrait pour le voyeurisme, ni son goût pour les hommes. De « Faenza », série d’images clandestines prises dans les années 1970 à l’intérieur d’anciens théâtres de Bogota reconvertis en salles de cinéma et en lieux de rencontres homosexuelles clandestines, au portrait en pied de David 1 – portrait allusif au David de Michel-Ange – d’un soldat colombien amputé d’une moitié de jambe, la beauté des visages ou du corps ramène invariablement à l’interdit et à la violence subie. La symbolique, la métaphore, comme la réflexion sur l’image sont encore plus importantes chez Oscar Muñoz à l’œuvre photographique centrée sur la formation et la disparition des images, supports fragiles de la mémoire collective. Linea del destino (La ligne du destin), vidéo de deux minutes sur le reflet mouvant, fragile, du visage de l’artiste renvoyé par l’eau déposée au creux de sa main, ou « Impresiones debiles » (Impressions faibles) : la poétique d’Oscar Muñoz donne au sensible le pouvoir de questionner, de toucher. Particulièrement dans cette dernière série de photographies réalisées à partir d’images récupérées dans la presse, qui catalysent des faits historiques particulièrement marquant entre 1948 et 1953, et à la netteté ici retravaillée, voilée, éclaircie jusqu’à devenir peu visible, lisible et plus proche du dessin que de la photographie.
À la maison de l’Amérique Latine, photographies et vidéos de Marta María Pérez Bravo empruntent tout autant de symboliques et de métaphores, puisant là encore dans la culture d’origine une iconographie en noir et blanc spécifique, en lien ici avec le corps de l’artiste, support de rituels ancestraux ou médiumniques et avec la pratique des cultes syncrétiques afro-cubains ou le spiritisme. Artiste d’origine cubaine, établie depuis 1995 au Mexique, Marta María Pérez Bravo le revendique dans toutes ses séries. Le fragment du corps domine dans l’œuvre le fragment transfiguré. Main prolongée par de longues bougies éteintes ou par un coquillage, un couteau ou une main gantée d’un moule en terre cuite reprenant sa forme par exemple. Il fonde un élément parmi d’autres de la constellation onirique et mystérieuse de l’artiste, où la dimension sculpturale renverse la vision du corps en un objet de rituel non exempt de violence, mais invariablement élevé dans le silence le plus absolu dans une dimension poétique onirique.
Jusqu’au 19 décembre, Maison de l’Amérique latine, 217, boulevard Saint-Germain, 75007 Paris, tél.01 49 54 75 00, www.mal217.org, lundi-vendredi 10h-20h, samedi 14h-18h. Catalogue « Marta Maria Pérez Bravo. Esprits de corps », édition Maison Amérique latine, 87 pages, 15 €.
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L’accent sud-américain de Photoquai
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Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 2 février 2014, Musée du quai Branly, mezzanine ouest, 37 quai Branly, 75007 Paris, tél. 01 56 61 70 00, www.quaibranly.fr, mardi, mercredi, dimanche 11h-19h, et jeudi, vendredi et samedi jusqu’à 21h. Catalogue Photoquai 2013, coédition musée du quai Branly-Actes Sud, 232 pages, 27 €.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°398 du 4 octobre 2013, avec le titre suivant : L’accent sud-américain de Photoquai