Père de l’abstraction lyrique, célébré dès les années 1950, le peintre français Georges Mathieu est décédé à l’âge
de 91 ans, le 10 juin.
PARIS - La disparition de Georges Mathieu (1) dimanche 10 juin, jour du Saint Sacrement, a valu son lot de commentaires encombrés et simplificateurs. Il faut dire que l’entreprise de Georges Mathieu, menée depuis 1947, ne manque pas de contradictions qui se sont forgées surtout autour du personnage et d’une attitude associant signes, volonté de radicalité et position traditionaliste, revendiquée jusqu’à des prises de positions bruyamment anti-modernes et clairement royalistes – 1789 : « les heures les plus sombres de notre histoire ». Entre une économie d’écriture picturale singulière et pauvre, une proposition artistique exaltée et un rien messianique, un sens certain de la mise en scène du travail et de la figure du peintre, une production consistante de textes sur l’art et la culture, Mathieu s’est fait une réputation internationale dès les années 1950. Jusqu’à devenir, et c’est celui que l’on pleure aujourd’hui, une figure médiatique de l’artiste dans les années 1960 et 1970, portée par des réalisations emblématiques comme cette France stylisée de la pièce de 10 francs, en 1974, déclinée pour les formulaires du ministère des Finances, le logo de la deuxième chaîne de télévision et autres affiches pour Air France en particulier. Dans un entretien avec Catherine Millet en 1981, il précise : « il y a trente ans, ma peinture […] était d’abord un cri ; aujourd’hui, elle tend à devenir une esthétique ».
Le combat contre la figuration
Né en 1921, formé comme professeur d’anglais, Mathieu découvre la peinture en 1942 et surtout, après la lecture de Conrad, en 1944, il a la révélation de l’abstraction. Il entre comme « en combat » en « non-figuration […] par une voie spirituelle». Par réaction à l’abstraction géométrique et à la rationalité constructiviste, il forge l’horizon théorique de son œuvre et de sa vision de l’art, cet art de la sensibilité intuitive, corporelle, du signe « qui précède sa signification », un art au présent fait de traces, qui veut ne dépendre de rien qui lui préexiste ; perspective qu’il déploiera régulièrement dès 1945 aussi dans des articles, des entretiens, des essais au ton volontiers prophétique et pamphlétaire. Son travail dès le début fait écho à celui entrepris par les Hartung, les Bryen, les Wols, les Schneider. Il croise bientôt Jean José Marchand puis Michel Tapié qui l’aident à déployer l’ambition de ses idées, qui n’est pas mince : l’Abstraction lyrique, « c’est une nouvelle façon d’appréhender le monde à partir de la remise en cause radicale de toutes nos dialectiques occidentales d’Aristote à Derrida », persiste-t-il en 1975. Renouvelant la métaphysique, mettant à bas la politique, brocardant l’économie, renvoyant deux millénaires de philosophie aux oubliettes, ouvrant un nouvel humanisme débarrassé des prudences bourgeoises attachées à l’illusion de la figure et de la représentation, au formalisme, au modernisme, le « dynamisme à la fois ontologique et cosmique » de son art le fait repérer, avec des soutiens en particulier de galeristes dès la fin des années 1940 et un accueil critique très partagé. En 1950 et en 1952, Mathieu, avec Tapié, contribue à l’arrivée de la peinture américaine à Paris en étant associé à des expositions clefs, en publiant bientôt en particulier sur Pollock.
Le calligraphe occidental
Mathieu aura été vite, en à peine plus de trente ans, à inscrire son ambition dans le débat, et bien au-delà du cercle des amateurs éclairés. Il faut dire que sa pratique de l’exécution-minute du tableau frappe fort : il fait vite et grand, et en public. Si l’artiste comprend très tôt comment la médiatisation de l’acte du peintre ouvre une brèche et porte le personnage qu’il incarne, dandy agitateur, mi-aristocrate mi-pirate, il se défie cependant du happening et de la performance. Cueilli fraîchement par les artistes new-yorkais, il n’en fait pas moins la conquête de l’Amérique (contrat en 1954 avec la galerie Samuel Kootz) avec l’aide la grande presse. Au Japon, en 1957, sa manière de calligraphie sauvage (il est le « calligraphe occidental » selon le mot de Malraux) séduit et aura libéré, dit-on un « typhon informel ».
On connaît la suite : empruntant à Dali, qu’il admire, emphase et excentricité, présent dans les débats et les médias, Mathieu installe durablement son image et sa peinture. Laquelle va d’ailleurs demeurer tout au long de sa carrière très uniment faite d’une gestualité directe, où la matière picturale est souvent appliquée sans outils spécifiques. Variante des fonds, des couleurs, des concentrations de matières, le credo reste le même : c’est sans doute un mérite, qui cependant n’échappe ni à la répétition ni à la manière à partir d’une hypothèse plastiquement mince.
Le personnage, devenu entre-temps publicitaire, entretient son talent de trublion nourri de références historiques qui donnèrent parfois leur principe à certains tableau-spectacles (Le Massacre de la Saint Barthélemy, 1959, long de six mètres) ; et de (contre)références théoriques, pourfendeur d’une intelligentsia qui ne croit pas plus à ses prophéties que lui-même ne se situe dans les débats de son temps. À la fin des années 1960 et dans les années 1970, le peintre s’est fait graphiste, architecte et designer, et même académicien, sans rien perdre de sa verve : ainsi dans son discours de réception à l’Académie des beaux-arts en 1976 : « Depuis trente ans, j’ai combattu toutes les maladies qui causent la mort des civilisations et des formes. Depuis trente ans, j’ai combattu la Grèce classique, la Renaissance, l’Abstraction géométrique. Depuis trente ans, j’insulte les critiques d’art, les conservateurs de musées, les officiels, les ministres, les républiques… ». Présentant son œuvre étrangement comme une « revanche contre le monde, contre Dieu », il emporte une période singulière de la scène française.
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L’Abstraction orpheline
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Abonnez-vous dès 1 €C’est un autre représentant historique de l’abstraction lyrique qui est décédé la veille de la disparition de Mathieu : l’américain Paul Jenkins. Né en 1923 dans le Missouri, il s’était formé au contact de Jackson Pollock et Mark Rothko puis s’était installé à Paris en 1953 et à Saint-Paul de Vence avant de revenir à New York. Si lui aussi privilégiait le geste, il laissait une grande part au hasard de la peinture qui se déversait librement sur la toile dans une explosion de couleurs.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°372 du 22 juin 2012, avec le titre suivant : L’Abstraction orpheline