La ville de Naplouse panse ses plaies après avoir été victime du conflit israélo-palestinien

Notre envoyé spécial en Cisjordanie a pu constater l’étendue des dégâts causés à de nombreux édifices publics et privés du centre historique de la cité arabe

Le Journal des Arts

Le 22 novembre 2002 - 2319 mots

En mai dernier (lire le JdA n° 149, 17 mai 2002), Le Journal des Arts publiait un article sur les dégâts subis par Naplouse, en Cisjordanie, après l’incursion des forces israéliennes, citant des extraits d’un rapport rédigé par la municipalité, l’antenne régionale de l’Onu et des défenseurs locaux du patrimoine. Robert Bevan s’est rendu à Naplouse, en octobre, afin de vérifier de visu l’étendue des dégâts, plus importants encore que ne le relatait notre numéro de mai.

NAPLOUSE - Les sites sacrés de la Terre sainte déchaînent les passions. La deuxième Intifada a été déclenchée par la visite du Premier ministre israélien Ariel Sharon dans l’enceinte de l’esplanade des mosquées d’Haram al-Sharif (mont du Temple pour les juifs), perçue comme une tentative de prise de possession. Depuis, les deux camps ont évité de prendre pour cible leurs édifices religieux mutuels. Les attaques de ce type – en particulier la destruction du tombeau de Joseph (dont Yasser Arafat a ordonné la reconstruction) par les Palestiniens, et l’assaut d’une mosquée à Tibériade (dans le nord d’Israël) par les juifs israéliens – ont été plutôt rares jusqu’au printemps dernier. Les incursions israéliennes dans les villes de Cisjordanie ont été les premières à briser cet accord tacite. La destruction de quartiers entiers à Jénine et le siège de Bethléem sont en effet à l’origine de la démolition de nombreux édifices palestiniens.

L’armée israélienne a déclaré avoir pris pour cible plusieurs kamikazes, mais c’est l’infrastructure de ces villes qui a été détruite, depuis le siège de Yasser Arafat à Ramallah jusqu’aux écoles, en passant par les stations de radio et les centres culturels. Par ailleurs, le sort réservé à la ville historique de Naplouse a déclenché un tollé. Connue dès 71 avant J.-C., la vieille ville conserve des vestiges de l’époque romaine, byzantine, des croisades et enfin des occupations mamelouke et ottomane. Le 3 avril, des dizaines de tanks et de bulldozers armés ont envahi et occupé la ville. Le siège se poursuit encore aujourd’hui, et Naplouse est soumise à un couvre-feu quasi permanent. Pendant cent jours, ses habitants n’ont pu quitter leur domicile, hormis durant les quelques heures où les restrictions ont été levées. Peu après l’incursion, un rapport préliminaire destiné à évaluer les dégâts subis par le patrimoine architectural a été rédigé par la municipalité, l’antenne régionale de l’Onu et des défenseurs locaux du patrimoine. Selon ce rapport (disponible sur Internet à l’adresse www.nablus.org/assessment/assessment.html), parmi les édifices endommagés ou détruits figurent trois des quelque trente mosquées que compte la ville, des dizaines de maisons ottomanes, un hammam de la même période, des usines à savon (l’industrie locale traditionnelle) centenaires et l’église orthodoxe grecque du centre-ville. Bien que ce compte rendu ne soit pas un document officiel émanant des Nations unies, le World Heritage Committee (comité pour le patrimoine mondial) de l’Unesco, agence culturelle des Nations unies, a condamné “la destruction et les dommages causés au patrimoine culturel de la Palestine“, dont elle a rappelé “la valeur universelle exceptionnelle” lors de son congrès annuel en juin. Conformément à la Convention pour la protection des biens culturels dans le cadre d’un conflit armé, signée à La Haye en 1954, et aux Protocoles de la Convention de Genève, prendre délibérément pour cible ou détériorer des constructions historiques est considéré comme un crime de guerre.

Notre article, publié en mai sur les dégâts subis par Naplouse ainsi que sur la condamnation de l’Unesco, citait des extraits du rapport précédemment mentionné et communiquait des informations émanant de Patrimoine sans frontières, organisation basée à Paris. On pouvait notamment y lire : “La mosquée al-Khadrah a été détruite à 80 % ; les mosquées al-Satoun et al-Kabeer, deux anciennes églises byzantines reconverties, le seraient à 20 %. Détruites également près de soixante maisons historiques (et deux cents autres en partie), l’entrée orientale du vieux marché datant du XVIIIe siècle, sept citernes romaines,  au moins 80 % des rues pavées.” Cet article, publié en juin par notre partenaire éditorial The Art Newspaper, a suscité beaucoup d’indignation, venant en particulier de juifs américains. Dans une lettre adressée à la rédaction et publiée dans le numéro d’octobre de ce journal, Martin Weyl, ancien directeur du Musée israélien de Jérusalem, a déclaré que l’armée israélienne n’était coupable d’aucune destruction délibérée de biens culturels à Naplouse ou dans toute autre ville de Cisjordanie. Il a ajouté que les rapports faisant état de “présumés dégâts” étaient fondés sur une “désinformation“ motivée par les “forts préjugés anti-Israël dont font preuve les différentes agences de l’Onu, clairement contrôlées par le lobby pro-arabe”. En ce qui concerne la mosquée al-Khadrah, Martin Weyl a rappelé “qu’il s’agissait à l’origine d’une église byzantine construite en 1187 et transformée par la suite en mosquée, laquelle aurait été, selon le maire de Naplouse, entièrement reconstruite en juin.” “ On est en droit de se demander comment un bâtiment, historique de surcroît, détruit à 80 %, a pu être réédifié en moins de deux mois”, a-t-il poursuivi. Il a également remis en question les dommages causés à d’autres constructions. “À l’exception des citernes romaines, les chiffres qui vous ont été communiqués sont des inventions pures et simples. Quant aux citernes, elles étaient piégées et servaient de dépôts d’armes ; pour cette raison, l’armée israélienne n’a eu d’autre choix que de les faire exploser.” Martin Weyl avait auparavant lancé une campagne contre les “articles calomnieux, malveillants et inexacts“ publiés par The Art Newspaper, et avait alerté ses confrères des musées, mais aussi des marchands d’art, antiquaires, collectionneurs, journalistes, ainsi que la ligue anti-diffamation. Après avoir pris connaissance du présent article, il a écrit : “Tout conflit armé peut générer d’importantes destructions. La plupart des bâtiments historiques étaient situés dans le centre de Naplouse où les terroristes, refusant de se rendre, se sont servis des habitants et des vieilles maisons comme boucliers. Quelques constructions, parmi lesquelles des mosquées, ont été détruites, mais leur reconstruction ne devrait pas poser de problème. Vos gros titres, qui annonçaient ‘De nombreux monuments palestiniens détruits par les troupes israéliennes’, n’étaient donc pas justifiés. Israël n’a pas la moindre intention d’endommager mosquées ou églises. Bien au contraire, sa politique vise à protéger le patrimoine comme les sites religieux.”

De nombreuses constructions restent endommagées
Je suis arrivé à Naplouse le 11 octobre. J’ai visité les sites déclarés endommagés ou détruits par Le Journal des Arts. Or, tant ce journal que Martin Weyl étaient dans l’erreur lorsqu’ils ont estimé les dégâts subis par la mosquée al-Khadrah. L’extension récente de l’édifice, aujourd’hui presque entièrement détruite, est la partie qui a le plus souffert. Par ailleurs, la façade historique de la salle des prières a été arrachée par un bulldozer armé israélien. Enfin, la coupole de la mosquée s’est effondrée sur le bossage de la première voûte. C’est cet élément, vieux de plus de mille ans – il appartenait à l’église byzantine, transformée en mosquée, et non pas édifée, en 1187 – qui a été reconstruit en quelques mois. Les pierres fraîchement posées et les traces récentes de mortier correspondent exactement aux parties endommagées, comme en témoignent des photographies prises à la mi-avril 2002. Deux autres mosquées historiques, bâties il y a seize cents ans (il s’agit là encore d’églises byzantines reconverties), ont également été touchées par des armes lourdes : al-Satoun, dont les dégradations sont moins importantes que les 20 % annoncés par Le Journal des Arts, et al-Kabeer. Situé au cœur même du souk, ce complexe historique, bien qu’il ait conservé son édifice principal, a perdu un bâtiment entier.

Une grande partie des bâtiments publics a été restaurée par les Palestiniens, mais de nombreuses constructions restent endommagées, notamment les décors des maisons de quartier, vieilles de plusieurs siècles. Ces hosh (maisons traditionnelles avec cour intérieure), en pierres couleur miel, abritent des familles nombreuses et constituent le fondement de la vieille ville. Elles ont été rasées par dizaines, tandis que d’autres sont partiellement détruites. La destruction des arches transversales en pierre qui ponctuent les ruelles pourrait en outre entraîner d’autres effondrements. Seul le centre du vieux souk paraît avoir conservé un semblant de vie ; quelques-uns de ses 20 000 habitants déambulent dans les ruelles étroites et sinueuses, achetant des légumes sur des étals improvisés, fumant assis sur le pas de leur porte ou donnant négligemment des coups de pied dans un ballon. Si le souk a été épargné par les tirs d’armes lourdes, c’est en raison de son inaccessibilité. L’armée israélienne a essayé de se frayer un passage à l’aide de tanks et de bulldozers, et en menant des attaques par hélicoptères Apache et avions de combat F-16. Les bâtiments en pierre ont été défoncés, écrasés. Dans le cœur du souk, bombardé par un F-16, six grandes hosh, deux usines à savon ottomanes du XVIIe siècle et un caravansérail  ont été réduits à l’état de décombres. Seules quelques voûtes en pierre se dressent encore sur les bords du cratère. L’explosion a également détruit la façade côté rue de l’église orthodoxe grecque, aujourd’hui reconstruite. La manufacture historique de la ville a également subi des dommages considérables. Comme pour le hammam, les forces israéliennes ont déclaré que les bâtiments de l’usine étaient occupés par des militants. Elles ont évacué des centaines de riverains dans des écoles voisines avant de bombarder la zone. Les déclarations israéliennes n’expliquent pas pourquoi, deux mois plus tard, l’armée est retournée sur les lieux afin de niveler les décombres du caravansérail. Le site devrait faire l’objet d’un projet de restauration d’un coût de 3,5 millions d’euros financé par l’Union européenne.

Huit personnes ont été tuées le 9 avril lorsque la hosh al-Shu’bi, dans la partie ouest de la ville, a été dévastée par des bulldozers. Deux autres ont pu être dégagées des décombres une semaine plus tard, quand le couvre-feu a été temporairement levé – comme en a témoigné la télévision israélienne. Selon les déclarations du journaliste Ala Badarneh, de la station de radio de Naplouse, deux professeurs, les sœurs Zoha et Soha Fretekh, ont été tuées un peu plus haut dans la même rue, à la suite du bombardement par un hélicoptère Apache de leur hosh familiale et de la hosh adjacente, appartenant à la famille Okasha. Le plus ancien hammam du pays, près de la mosquée al-Kabeer sur la rue An Nasir (probablement construit vers 1480), a survécu malgré les obus qui ont crevé sa coupole centrale et fracassé sa lanterne multicolore. D’après l’armée israélienne, l’édifice servait d’abri aux combattants palestiniens. Son propriétaire, Yosef Jabi, qui est aussi le chef des pompiers de Naplouse, a affirmé pour sa part que le hammam était un relais téléphonique pour la mosquée voisine, laquelle servait elle-même d’hôpital pour les blessés. Il a ajouté que rien ne justifiait l’attaque à la roquette d’un bâtiment du XVe siècle.

Les allégations de Martin Weyl, selon lesquelles plusieurs citernes romaines servaient de dépôts d’armes et étaient piégées, peuvent difficilement être vérifiées. Il reste plusieurs vestiges romains dans la ville, mais aucune des personnes avec lesquelles je me suis entretenu n’a su me dire à quelles citernes tant la municipalité que Martin Weyl faisaient référence. Selon Naseer Arafat, défenseur du patrimoine architectural, ces constructions sont situées dans l’enceinte du Musée al-Qasabah, touché par un obus. Lors de ma visite à Naplouse, le musée était fermé et semblait pratiquement intact, mais sa clé est restée introuvable... Les citernes sont probablement à l’intérieur, mais dans quel état ? Il ne peut s’agir de dépôts d’armes piégés car, si tel était le cas, l’école de filles installée dans les étages supérieurs du musée ne serait certainement pas restée ouverte.

Les premiers rapports émanant de Naplouse et mentionnés dans Le Journal des Arts n’étaient pas truffés d’inexactitudes. En effet, la destruction du centre historique de la ville est bien plus étendue que ne le relatait notre numéro du 17 mai. Les “présumés” dégâts peuvent, à condition de pouvoir entrer dans Naplouse, être constatés de visu par tout un chacun. Pendant le couvre-feu, le centre-ville est fantomatique – les rues sont désertes, pleines de poussière, de décombres et jonchées de palmiers déracinés. Presque tous les jours, l’appel du muezzin reste sans réponse. Les écoles sont vides, les cafés sont dévastés et l’activité commerciale est pratiquement inexistante. Pour un résident arabe, il est pratiquement impossible d’entrer ou de sortir de la ville par les check points surveillés par l’armée israélienne. De toute évidence, les bâtiments historiques sont pris pour cibles et détruits par les forces de la défense israélienne depuis le mois d’avril. Mais le sont-ils précisément parce qu’ils appartiennent au patrimoine ? Difficile à dire...

La Convention de La Haye est un document complexe, mais il ne fait aucun doute que détruire des monuments est contraire aux lois internationales. Quelle ampleur la destruction délibérée de bâtiments aussi rares devra-elle prendre avant qu’on ne la considère comme contraire aux conventions internationales dont Israël est signataire ?

Que le patrimoine palestinien ait été ou non détérioré parce qu’il incarne l’histoire palestinienne, il n’en reste pas moins qu’il fait l’objet du plus grand mépris. Les forces israéliennes sont tout à fait prêtes à le sacrifier. Des centaines de villages arabes ont été rasés suite à la création de l’État d’Israël en 1948. Dans le cadre d’une politique de “prise de terrain” irrévocable, de nouvelles colonies juives ont été construites sur des terres arabes confisquées (contre les résolutions des Nations unies) et des villes palestiniennes sont tombées sous contrôle israélien. Le patrimoine construit et les vestiges archéologiques sont devenus des enjeux politiques, les deux camps revendiquant leur légitimité historique sur le territoire.

Après la destruction de Naplouse par les forces israéliennes, le site juif sacré du tombeau de Joseph, à la lisière de la ville, a été pris pour cible et détruit par les militants islamistes locaux. Il est essentiel, pour le patrimoine mondial collectif, que les dégâts subis par les constructions de Naplouse, qu’elles soient chrétiennes, juives ou musulmanes, ne se transforment pas en épuration culturelle, du type de celle qui a été opérée en Bosnie.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°159 du 22 novembre 2002, avec le titre suivant : La ville de Naplouse panse ses plaies après avoir été victime du conflit israélo-palestinien

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