Les musées sont-ils dans l’impasse ? La perte de confiance dans l’économie mondiale et la baisse des financements gouvernementaux dans de nombreux pays ont mis en évidence la fragilité des investissements dans des bâtiments emblématiques, construits par les ténors de l’architecture. Cette politique, adoptée ces dernières années par plus de 60 musées aux États-Unis et des dizaines d’autres en Europe, aurait-elle atteint son point critique ? La baisse des ressources a forcé les musées à adopter des stratégies toujours plus offensives telles que le « branding » (communication par le biais d’une marque), stratégie développée dans des milieux purement commerciaux. Réunis à Venise au mois de septembre à l’initiative conjointe du spécialiste en communication Wolff Olins (qui compte parmi ses clients la Tate de Londres et le Fine Arts Museum de San Francisco), de l’agence de relations publiques Brunswick Arts et du British Council, architectes (Daniel Libeskind, Jacques Herzog, Charles Jenks), conservateurs (Paola Antonelli), directeurs de musées (Paolo Colombo, Rowan Moore, Timothy Clifford) et experts en communication (Jane Wenworth) en ont débattu. Parfois éloignée du contexte français, cette discussion n’en apporte pas moins un éclairage bienvenu sur la politique des grands musées dans le contexte économique global actuel. Nous en publions donc quelques extraits.
Jane Wentworth : Lorsque nous avons commencé à travailler pour la Tate Modern de Londres, nous avons trouvé une organisation poussiéreuse, bureaucratique, assez incohérente, mais qui recouvrait une autre personnalité prête à émerger. Il fallait s’interroger sur la vocation d’un musée et sur ce que devrait être l’expérience liée au contact des œuvres d’art. Le bâtiment de la Tate Modern est bien évidemment devenu l’icône du nouveau projet de changement de l’image du musée, mais il n’y avait pas que cela. Nous nous sommes aussi intéressés à tous les autres aspects du musée. Il fallait que la Tate Britain, la Tate St Ives (Écosse), la Tate Liverpool travaillent main dans la main. Il fallait aussi trouver une nouvelle façon de parler des collections. Jusqu’où expliquer ? Quel niveau de langage utiliser ? Nous avons inventé pour la Tate un langage d’un genre nouveau qui abordait le travail du musée avec un léger décalage ; nous avons trouvé différentes façons d’entraîner les gens dans la visite, un peu comme s’ils faisaient les magasins. Cela ne signifie pas que nous avons dévalorisé l’expérience de la visite du musée. C’est juste une façon de l’associer davantage à la vie quotidienne. Alors, quelle est la prochaine étape pour les musées ? Tout d’abord, trouver une idée qui leur soit propre. Une fois cette idée articulée, le travail proprement dit pourra commencer : créer une expérience qui pourra faire revenir les gens, encore et encore. Même si l’architecture joue un rôle de prime importance en rendant visibles les collections, elle ne suffit pas en soi.
Daniel Libeskind : Aujourd’hui, les musées veulent ressembler à des boutiques parce qu’ils veulent générer du profit. Quant aux centres commerciaux, ils veulent ressembler à des musées parce qu’ils veulent un espace qui ne soit pas nécessairement associé au commerce.
Paolo Colombo : La préoccupation principale d’un conservateur est sa collection. La fonction d’un musée est de conserver, de cataloguer et d’exposer de façon rationnelle et cohérente. Pour le reste, “Les bâtiments spectaculaires servent-ils l’art ?” Oui. “L’art a-t-il besoin d’eux ?” Pas nécessairement. “Comment les artistes réagissent-ils face à ces bâtiments ?” Ce n’est pas évident. Plus le bâtiment a de personnalité, plus il devient difficile pour des artistes d’y travailler. “Les grands bâtiments changent-ils la façon de travailler des artistes ?” Oui, mais, par-dessus tout, ils changent la façon de travailler des conservateurs. “Concrètement, qu’est-ce que le branding dans le fonctionnement d’un musée ?” Si un musée veut toucher un plus large public, il doit diffuser des messages visuels le concernant. Le branding consiste à définir une idée qui informe sur ce que l’on fait, pourquoi et pour qui. Il s’agit là de l’essence même de la fonction d’un conservateur et de la culture d’un musée. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas nécessairement le nombre de visiteurs, mais plutôt leur nature et la qualité de leur visite. Je veux que les visiteurs aient une relation privilégiée et individuelle à l’œuvre d’art. J’attends d’un bâtiment qu’il permette ce type d’expérience. Même si ce genre de relation naît dans un espace public, c’est un événement solitaire, et je ne sais pas en quoi l’image de marque modifie ce qui est pour moi la relation idéale à l’objet d’art.
DL. L’espace d’un musée n’est pas un simple post-scriptum ajouté à la mission du musée. L’espace s’inscrit dans l’expérience que le musée veut transmettre à ses visiteurs. Sans espace, vos expositions seraient asphyxiées.
Timothy Clifford : Le musée du futur est un musée où le conservateur travaillera conjointement avec un architecte brillant, et où l’architecte et le conservateur n’auront qu’une seule chose en tête, l’œuvre d’art elle-même. Soit le musée ressemble à un centre commercial et les gens sont ravis, car ils sont habitués aux centres commerciaux, soit il ne peut en rien être comparé à un centre commercial. Cette perspective me terrifie. Je n’aime pas du tout l’idée d’avoir à s’inspirer du supermarché, [ni celle] de conditionner nos œuvres d’art comme des boîtes de soupe Campbell.
Jacques Herzog : Personne n’a parlé des stratégies cyniques de certaines institutions comme le Guggenheim. Dès le départ, la Fondation n’a pas construit ses bâtiments pour exposer des œuvres d’art, mais dans un tout autre dessein. Les espaces de socialisation aux États-Unis sont surtout des espaces de loisir. Et, de ce fait, les musées ont un rôle social. La première fois que j’ai visité le Guggenheim de Bilbao, je m’attendais à découvrir une construction grandiose. C’est le cas dans une certaine mesure, mais cela ne m’a fait ni chaud ni froid. C’est une coquille vide. L’art n’y est pas présent, les espaces et les œuvres ne se répondent pas. Elles semblent importées de je ne sais où et elles n’atteignent personne. La ville est complètement détachée du musée. Nous avons là un excellent exemple de branding, mais un très mauvais exemple de ce qu’un musée devrait être à l’avenir. Nous avons besoin de nouveaux modèles pour le musée et de nouvelles stratégies. Seules quelques villes au monde sont de grandes destinations artistiques où des millions de touristes visitent les musées. Seules elles peuvent construire des musées susceptibles de continuer à grandir et à attirer des visiteurs. Là, il faut des stratégies architecturales pour les musées. Il faudrait presque les construire comme des lieux topographiques pour que ni les œuvres ni l’architecture n’aient à souffrir des hordes de visiteurs qui passent leurs portes. Ailleurs, d’autres stratégies doivent être pensées.
Paola Antonelli : Le branding sert à gérer et à communiquer une personnalité au monde extérieur, mais c’est cette personnalité qui prime. Dans le cas du MoMA [Museum of Modern Art, New York], la collection ne constitue pas notre image de marque. La collection est un patrimoine exceptionnel, mais notre marque et notre personnalité reposent sur la manière dont nous avons construit cette collection. C’est le “moderne”, inscrit dans l’appellation de notre musée, qui nous définit, même si cette définition peut changer d’une année sur l’autre et être interprétée différemment. Si j’ai bien compris, les architectes rapprochent l’expérience [de la visite] du musée à celle du lèche-vitrine afin qu’elle s’inscrive dans la vie de tous les jours. Mais pourquoi cette expérience ne serait-elle pas exceptionnelle ? Pourquoi doit-elle correspondre à la vie de tous les jours ? Et pourquoi les musées ne devraient-ils pas être des lieux à part entière ? Pour le MoMA, une de nos plus grandes réussites est d’être devenu plus souple. Autrefois, notre réussite se matérialisait par notre logo, la typographie Franklin en rouge, noir et blanc. Cette immobilité incarnait l’image que nous diffusions à travers le monde, celle d’une institution solide et immuable. En nous installant dans le Queens et en fusionnant avec le P.S. 1, nous avons eu l’occasion de changer et d’abandonner le Franklin Gothic. Nous avons un autre logo, et nous en aurons encore un autre lorsque nous retournerons sur la 53e rue en 2005.
D.L. : Bilbao est un excellent musée. Il montre que les musées ne se font plus concurrence en fonction de leur collection, mais que ce sont les villes qui sont représentées par leurs musées. Bilbao est devenu une destination. Des vols ont été créés depuis Berlin et Londres pour s’y rendre. Il n’y a peut-être pas de centre de recherche, mais il n’en a jamais été question. La question ici est de savoir jusqu’à quel point on peut régénérer des villes secondaires. Le bâtiment de Frank Gehry a prouvé qu’il était possible de promouvoir toute une ville au lieu de ne promouvoir qu’une collection d’œuvres d’art.
J. H. : Grâce au bâtiment, Bilbao est visible sur la carte. Mais cela n’aide pas la ville, cela ne contribue pas à faire progresser la culture locale et les arts de la région. C’est une implantation superficielle. Peut-être que l’office du tourisme travaille un peu plus, mais cela n’a pas apporté grand-chose à la ville.
D. L. : Le musée a apporté quelque chose à la ville. Il génère beaucoup d’argent. Cela profite aux habitants.
P. C. : ... et telle serait la vocation d’un musée, générer de l’argent qui profitera aux habitants ? Vous avez dit que le musée devait répondre aux désirs du public. Un musée devrait répondre aux désirs de l’artiste.
J. H. : Les artistes font aussi partie du public.
P. C. : Oui, mais c’est l’artiste et l’œuvre qui doivent impérativement être au cœur de la mission du musée, non le public. Le public entre dans cette dynamique et fait que la relation sociale devient réelle.
J. H. : Savez-vous ce qu’ils devraient faire à Bilbao ? Ils devraient séparer le bâtiment de Gehry de la Fondation Guggenheim, tout mettre dehors et impliquer la communauté locale, remplir le bâtiment avec des ingrédients trouvés dans la ville, le laisser devenir partie intégrante de la ville. Pour l’instant, il ressemble plutôt à un vaisseau extraterrestre.
Charles Jencks : Jacques Herzog se trompe quand il avance que le Guggenheim de Gehry à Bilbao n’est pas populaire auprès des Basques ou qu’ils n’en font pas bon usage. Mais il a raison lorsqu’il dit qu’il représente une marque conforme au phénomène de la mondialisation. Le Guggenheim a une politique de mondialisation, tout comme McDonalds. Celle du Guggenheim est de choisir dans le monde une ville précise, notamment pour que le monde puisse voir les richesses qui autrement seraient stockées en réserves. Leur stratégie est concentrée autour de la concurrence des marques et c’est un jeu très dangereux aujourd’hui, surtout à cause du ralentissement économique. La Tate, par exemple : j’ai lu que ce pauvre Nick Serota doit réunir 12 millions de livres sterling (19 millions d’euros) juste pour assurer le fonctionnement du bâtiment ! Le branding peut représenter une véritable menace. Les musées doivent constamment repenser leur image. Mais replaçons ce phénomène dans un contexte mondial et considérons les impératifs économiques. Toutefois, dès que l’on parle de branding en art, la discussion est déjà faussée ; cela revient à débattre pour savoir si Mussolini était mieux qu’Hitler.
Rowan Moore : Une bulle est sur le point d’éclater et les musées devront se réinventer, les anciennes stratégies sont dépassées. Que Bilbao soit ou non une réussite, les aspirants Guggenheim ne font pas aussi bien. Il faut inventer quelque chose dès maintenant pour que les musées continuent à être des lieux valides ou le redeviennent.
D. L. : Il est impossible de dire quelle sera la prochaine étape pour les musées. Ce n’est pas un domaine où l’on puisse parler de progrès. Les musées n’évoluent pas au rythme des réalités économiques et politiques. Demander quelle sera la prochaine étape pour les musées revient à demander quelle sera la prochaine étape pour l’art. Lautréamont a raison : nous serons tous poètes ou personne ne pourra plus jamais l’être. Soit tous ceux qui font du lèche-vitrine auront l’impression qu’ils sont dans un musée, soit tous les visiteurs de musées auront l’impression de faire du lèche-vitrine.
P. A. : J’espère que les mauvais musées fermeront leurs portes et que les bons resteront ouverts. Cela arrivera, les ressources vont finir par manquer. Je ne parle pas seulement des musées d’art, mais aussi de musées scientifiques, technologiques et interactifs. J’attends simplement une sélection naturelle.
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La stratégie de communication des musées en débat
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°158 du 8 novembre 2002, avec le titre suivant : La stratégie de communication des musées en débat