Très différent de la peinture, dans la mesure où son support ne peut être traité indépendamment de son tracé, le dessin nécessite des protocoles de restauration très spécifiques. Élaborés il y a une vingtaine d’années environ, ils ne cessent aujourd’hui de s’affiner et de se perfectionner. Parallèlement, la recherche en arts graphiques est en plein développement, ouvrant un champ d’investigation considérable. Le dessin commence tout juste à livrer ses secrets...
Si la discipline de la conservation-restauration des œuvres d’art s’est mise en place dès les années 1940-1950, autour de la figure de Cesare Brandi, fondateur à Rome de l’Istituto Centrale per il Restauro et auteur de l’ouvrage fondamental Teoria del Restauro, la prise en compte de la spécificité des arts graphiques dans ce domaine ne date, elle, que des années 1970. Comme le rappelle Carlo James, restaurateur à la Fondation Custodia à Paris et enseignant à l’Ifroa (Institut français de restauration des œuvres d’art), “les différents supports du dessin étaient connus, mais les matériaux utilisés pour le tracé restaient inexplorés”. La restauration des dessins et gravures est cependant depuis quelque temps en constante et rapide évolution, et certains protocoles de traitement adaptés au papier mais dangereux pour le dessin ont été écartés par de nombreux musées. L’opération consistant à blanchir les œuvres, mise à l’index à partir des années 1980, en offre un bon exemple. Afin de rendre au support, jauni ou assombri par le passage du temps, son éclat originel, les dessins étaient maintenus dans des bains en général chlorés, puis étaient lavés, retraités et relavés de manière à réduire et évacuer les résidus de produits chimiques, passant ainsi plusieurs heures immergés. Or ce traitement ne rendait pas au papier sa tonalité d’origine, plus proche de l’ivoire que du blanc. Et il avait pour conséquence une perte de la fraîcheur du trait. Il a été remplacé à partir des années 1980 par des méthodes dites “douces” : lavages légers avec un produit à pH 8-8,5 (1), exposition des feuilles humides au soleil pour les éclaircir... Dans un même état d’esprit, seules les colles naturelles, comme la colle d’amidon, sont aujourd’hui employées pour combler les lacunes, réparer les déchirures ou doubler les papiers d’œuvre. Par ailleurs, l’ensemble des matériaux utilisés en restauration – papiers, cartons, adhésifs – sont soumis à des protocoles expérimentaux garantissant leur innocuité, leur réversibilité et leur stabilité dans le temps. Du moins dans les musées. Car dans le secteur privé, qui emploie la grande majorité des restaurateurs, la réalité semble bien différente. Tributaires des exigences de leurs clients, les professionnels de la restauration sont par définition amenés à réaliser des interventions parfois contraires à leur déontologie. “La formation des étudiants en restauration coûte une fortune à l’État, mais ce dernier n’en profite pas, souligne Carlo James. En France, très peu de restaurateurs en arts graphiques sont attachés à une institution muséale, ce qui n’est pas le cas de nombreux pays européens. Le British Museum, à Londres, compte par exemple à lui seul une dizaine de permanents rien que pour le dessin.” Les musées français dotés d’un atelier de restauration spécialisé dans le dessin et la gravure se comptent il est vrai sur les doigts de la main. À Paris, sont concernés le Musée du Louvre, le Musée Carnavalet et la Bibliothèque nationale de France, en province, le Musée Condé à Chantilly ainsi que les Musées des beaux-arts de Lille et d’Orléans.
L’atelier du Louvre entre tradition et innovation
Créée en 1989 à l’initiative de Françoise Viatte, conservateur en chef du département des Arts graphiques, l’atelier du Louvre s’est fait une spécialité de la restauration des grands formats. En témoigne celle, en cours, du Débarquement de Scipion en Afrique, carton de tapisserie (2) exécuté par Jules Romain. L’œuvre, marouflée sur toile, a été acquise voilà quelques années dans un état de conservation préoccupant, dû notamment à de multiples utilisations et interventions peu scrupuleuses. Pour récupérer le carton, qui ornait alors un plafond, ce dernier fut découpé en cinq “lais”, à la manière d’un papier peint ! La première étape de la restauration a consisté à retirer l’ancienne toile et la colle de marouflage – une colle de pâte très dégradée, mélange de colle de peau et de colle de farine – afin de préserver et de consolider le papier d’œuvre original. Pour annihiler le pouvoir adhésif de cette colle, sans pour autant altérer les pigments et le support, les restaurateurs du Louvre ont eu recours à des enzymes en solution aqueuse (3). Fabriquée en laboratoire, cette substance est “un exemple de technologie issue de la biologie et appliquée à la restauration. Elle était encore inaccessible il y a une trentaine d’années”, explique le responsable de l’atelier, André Le Prat. Profitant des progrès réalisés en physique, chimie et biologie, son équipe fait également grand cas de la tradition. Nombre de procédés traditionnels japonais sont ainsi repris et adaptés à la restauration sur papiers occidentaux. La consolidation des supports se fait par exemple essentiellement avec des papiers, des adhésifs et des méthodes de restauration orientales. Mais cette recherche d’une conservation optimale des dessins n’exclut pas les considérations d’ordre esthétique. Pour le montage de feuilles de Léonard destinées à l’exposition prochaine du Louvre (5 mai-14 juillet) consacrée à ses dessins et manuscrits, André Le Prat a privilégié un papier japon contrecollé, recette centenaire permettant de maîtriser les variations hygrométriques. Après pressage, il offre un double avantage : il est peu sensible aux traces de doigt tout en présentant un bel aspect satiné.
L’essor de la recherche scientifique
Bénéficiant de techniques de restauration de plus en plus appropriées à ses propriétés intrinsèques, le dessin fait également l’objet depuis peu d’études scientifiques ambitieuses et systématiques. Doté depuis environ cinq ans d’une cellule de recherches, l’atelier du Louvre a par exemple contribué à une meilleure connaissance des papiers et filigranes dans les dessins de Rembrandt, Michel-Ange ou Léonard (4). Il participe par ailleurs à un projet européen d’étude des altérations et des traitements des encres métallogalliques qui, en vieillissant, détruisent leur support et prennent une couleur brun orangé.
Le Centre de restauration et de recherches des musées de France (C2RMF) a par ailleurs affecté depuis quatre ans deux spécialistes à la recherche en arts graphiques : Alain Duval, ingénieur, et Hélène Guicharnaud, conservateur du patrimoine. “Il s’agit d’un champ d’études totalement nouveau. L’analyse des dessins se heurtait en effet à leur caractère précieux qui interdisait tout prélèvement de matière nécessaire à une caractérisation complète des matériaux”, expliquent-ils. Grâce à l’Accélérateur Grand Louvre d’analyse élémentaire (AGLAÉ), opérationnel depuis 1994, un examen direct et sans dommage pour les dessins peut désormais être effectué. La technique mise en œuvre par AGLAÉ – l’émission de rayons X induits par un faisceau de protons – est en effet non destructive, et donc particulièrement appropriée aux arts graphiques. Fleuron du laboratoire, ce “monstre” de plusieurs mètres de long est notamment au cœur d’une vaste étude sur les dessins à la pointe de métal (5), à laquelle collaborent plusieurs musées français et européens. Et ce n’est qu’un début...
(1) Une solution est dite “acide” si son pH est inférieur à 7, et basique s’il est supérieur, la valeur 7 correspondant à la neutralité.
(2) À la frontière de la peinture et du dessin, les cartons de tapisserie et papiers peints relèvent du domaine des arts graphiques en raison de leur support.
(3) Enzymes alpha-amylases : protéines spécifiques catalysant l’hydrolyse des chaînes d’amidon.
(4) Ariane de La Chapelle, André Le Prat, Les Relevés de filigranes, La Documentation française, 1996.
(5) Sont notamment analysées les feuilles d’un carnet de voyage de Dürer, aujourd’hui dispersées entre les Musées de Chantilly et de Berlin.
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La revanche du dessin
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°167 du 21 mars 2003, avec le titre suivant : La revanche du dessin