Saisis à la fin de la Seconde Guerre mondiale par les troupes américaines, vingt-quatre dessins de Dürer avaient été rendus au prince Lubomirski plutôt qu’au musée fondé par sa famille au XIXe siècle à Lviv, ville polonaise à l’époque. Douze musées occidentaux ont refusé de restituer ces œuvres à la Pologne et à l’Ukraine, qui ont hérité des collections.
Londres (de notre correspondant) - Les directeurs de douze grands musées d’Europe et d’Amérique du Nord se sont réunis le 4 décembre à New York, où ils ont été accueillis par le Metropolitan Museum of Art, pour statuer sur le sort de vingt-quatre dessins de Dürer, réclamés par l’Ukraine et la Pologne. Volés pendant la Seconde Guerre mondiale au Musée Lubomirski de Lviv – ville polonaise devenue aujourd’hui ukrainienne –, ils avaient été retrouvés dans une mine de sel en Autriche à la fin du conflit, et, en 1950, les Américains les avaient rendus à la famille Lubomirski.
Afin de faciliter leurs délibérations, les directeurs avaient à leur disposition des centaines de pages de documents récemment “déclassifiés” expliquant les actions américaines après la guerre. Les musées ont alors confirmé la “validité” de la décision de ne pas restituer les vingt-quatre dessins à Lviv. La situation juridique se complique car les deux pays, l’Ukraine et la Pologne, réclament les dessins.
Suite à la réunion, Adolf Juzwenko, directeur de l’Institut Ossolinski de Wroclaw, en Pologne, a confirmé qu’une demande de restitution avait été adressée à chacun des musées. Une partie des collections Lubomirski et Ossolinski a été légitimement transférée à Wroclaw après la Seconde Guerre mondiale, en raison de la modification des frontières de la Pologne. Des réclamations similaires concernant les dessins de Dürer ont été émises par la Bibliothèque scientifique Stefanyk de Lviv, une institution créée par l’Union soviétique après la dissolution du musée d’origine, le Lubomirski-Ossolinski, en 1939.
Les musées concernés sont l’Art Institute de Chicago, le Barber Institute de l’université de Birmingham, le Musée Boijmans van Beuningen de Rotterdam (deux dessins), le British Museum, le Cleveland Museum of Art (deux dessins), l’Institut Courtauld, le Metropolitan Museum (trois dessins), le Museum of Fine Arts de Boston, la National Gallery of Art de Washington, la National Gallery d’Ottawa, le Nelson-Atkins Museum de Kansas City et la Pierpont Morgan Library. Trois dessins sont conservés dans des collections privées.
Les vingt-quatre feuilles de Dürer avaient tout d’abord été données par la famille Lubomirski au musée qu’elle avait fondé dans les années 1820, situé dans ce qui était alors Lemberg, dans l’Empire austro-hongrois. La ville est devenue polonaise après la Première Guerre mondiale, puis a été occupée par l’Armée rouge en 1939. L’Union soviétique a officiellement déclaré la dissolution du Musée Lubomirski et son contenu est devenu propriété d’État. En 1941, la ville a été occupée par les nazis et les dessins de Dürer furent confisqués au profit de Hitler. Mais, ils sont restés cachés dans la mine d’Alt Aussee en Autriche, où ils ont été retrouvés par les troupes américaines en 1945. Au lieu d’être restitués à Lviv ou Wroclaw le 26 mai 1950, les Dürer ont été remis au prince George Lubomirski qui les a vendus par l’intermédiaire de Colnaghi peu de temps après. Lors de la réunion de New York, J. D. Bindenagel, représentant du ministère des Affaires étrangères américain, a avancé que rendre les dessins au prince Lubomirski était un acte “rationnel témoignant d’une réflexion et d’une attention particulière”, et représentait une “décision prudente motivée par les faits et conforme à la politique de restitution des Alliés”. Cependant, il a aussi remarqué que “le gouvernement américain ne s’était pas prononcé sur la validité de la réclamation émise récemment par la Pologne”.
Les points de droit débattus dans la documentation américaine sont complexes, mais convergent essentiellement vers trois grandes questions :
– Les autorités américaines ont-elles eu raison d’abandonner leur politique de restitution des butins de guerre à des gouvernements, au profit des particuliers ?
– Était-il judicieux de restituer les Dürer à la famille Lubomirski au lieu de les rendre au musée fondé à Lviv, ou encore à son successeur de Wroclaw ?
– Le prince George Lubomirski était-il le chef de famille légitime ?
Concernant ces trois questions, les documents officiels américains semblent approuver la décision de rendre les dessins au prince Lubomirski, décision que les douze musées jugent “correcte”. Par ailleurs, un document clé émanant de la famille Lubomirski, datant de 1866, stipulait qu’en cas de dissolution du musée, son contenu devrait revenir à son conservateur héréditaire, le chef de famille des Lubomirski. Cependant, les documents américains ne présentent qu’un aspect de l’affaire, et la Pologne et l’Ukraine pourraient à présent produire d’autres documents et d’autres arguments qui devront être pris en considération (comme les accords Lubomirski-Ossolinski de 1823-1824, qui ne figuraient pas dans les dossiers du ministère des Affaires étrangères datant de la fin des années 1940).
Selon la Pologne, le document de 1866 comprenait également une clause selon laquelle, en cas de dissolution, puis de reconstitution du musée dans un délai de cinquante ans, son contenu devrait être rendu par la famille. La période de cinquante ans est aujourd’hui écoulée, mais si le document avait effectivement une valeur légale, alors le prince Lubomirski n’aurait pas pu vendre les Dürer dans les années 1950. Lors de la réunion du mois dernier, les douze musées ont rejeté l’interprétation polonaise de la “clause des cinquante ans”. Les douze musées inviteront les représentants polonais à New York afin d’engager une discussion, tandis que les documents du ministère des Affaires étrangères ont également été transmis aux autorités ukrainiennes. À la Pologne et à l’Ukraine de décider si elles veulent poursuivre leur action devant la justice.
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La Pologne et l’Ukraine réclament 24 dessins de Dürer
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°140 du 11 janvier 2002, avec le titre suivant : La Pologne et l’Ukraine réclament 24 dessins de Dürer