De Bruxelles à Paris, portraits croisés de quatre marchands d’art primitif participant à l’édition 2004 de Bruneaf.
Le chasseur invétéré
Pierre Loos, Bruxelles - L’homme est un chasseur, mais pas solitaire. Loin des chicanes de la profession, Pierre Loos plaide pour la synergie. C’est à son initiative qu’un simple vin commun entre une poignée de galeries s’est transformé en événement de réputation internationale, le salon Bruneaf (lire p. 16). À l’âge de 14 ans, l’adolescent découvre l’univers des puces de Bruxelles, qui devient très vite son terrain de jeu et de transactions. Il achète de vieux sacs en cuir, les restaure pour les revendre aux midinettes de son lycée. Mais la pression familiale l’enjoint à poursuivre ses études et reprendre le cabinet de dentiste paternel. Sur les bancs de la faculté, il rencontre sa première compagne, une belle métisse parée de bijoux ethniques. Ratant les examens et perdant du même coup sa bourse, la dulcinée se retrouve démunie. Le couple décide alors de vendre les bijoux ethniques aux puces et en tire l’équivalent de 5 500 euros en une matinée. « J’ai su ce jour-là que je ne serai pas dentiste », résume Pierre Loos. En 1970, il se rend en Algérie, puis entame l’année suivante un périple de l’Inde à la Thaïlande. Un itinéraire qu’il suivra trois à quatre fois par an pour dénicher des bijoux rares. Vers 1980, par l’entremise d’un Belge installé au Zaïre, il commence à vendre des tissus Kuba, commerce qu’il poursuivra activement pendant sept ans. « Dans ce domaine, il n’y avait pas de faux. Je pouvais apprendre sans trop de risques », explique-t-il. Jusqu’en 1990, il passe près de la moitié de son temps en Afrique. En 1995, à l’invitation d’un antiquaire africain, il débarque à Lomé (Togo) et achète des objets d’Afrique de l’Ouest. Depuis quatre ans, ses déplacements dans le continent noir se sont espacés. On flaire chez lui un avant-goût de passation de pouvoir. Dans un an et demi, il prendra ses aises dans les 350 m2 d’une ancienne manufacture de passementerie à Forest (dans l’agglomération bruxelloise). « Ce sera la récolte d’un cheminement de vingt-cinq ans dans toutes les régions du monde, sans thème imposé », ajoute-t-il. S’il garde la main dans les affaires et une antenne dans le Grand Sablon, Pierre Loos va passer le relais de Bruneaf en fin d’année. Une semi-retraite, puisque ce spécialiste de la peinture africaine prépare pour 2006 un catalogue raisonné des tableaux réalisés par les artistes zaïrois de 1928 à 1970. Un domaine encore en friche.
La puissance évocatrice des objets
Christine Valluet, Paris - Dans cette profession passablement masculine, Christine Valluet est l’une des rares femmes à se frotter aux arts africains. Ses manières policées et son verbe posé auraient pu faire d’elle une antiquaire traditionnelle de la rive gauche, à Paris. Intéressée par les antiquités occidentales, elle découvre l’art africain grâce à son ex-mari, Alain Schoffel. « D’un seul coup, j’ai eu le sentiment que les choses occidentales que je regardais ne pourraient avoir la même dimension que l’art primitif, qui se réfère aux valeurs fondamentales de la vie, la mort, la fertilité. L’art africain exprime de manière immédiate, synthétique, ce qui nécessiterait des heures de dissertation. Après coup vient la curiosité : à quoi ça sert ? d’où cela peut-il venir ? », explique Christine Valluet, rétive à tout intellectualisme artificiel. Le couple ouvre une galerie à la fin de 1968. Elle s’affranchit quelques années plus tard pour étrenner sa propre enseigne rue Mazarine. Christine Valluet apprécie les objets chargés et raffinés à la fois, à l’image d’un hochet Haïda de Colombie britannique, trouvé aux États-Unis et conservé jusqu’à ce jour. « L’objet est d’une délicatesse extrême. Il relève d’un art chamanique puissant. Je cherche ces objets-là qui correspondent à une tradition pure. » Bien qu’éclectique, elle convient que son expertise porte plutôt sur l’Afrique et l’Océanie. Sensible à ses premiers instincts, elle n’en est pas moins d’une prudence de Sioux. « La première impression est souvent la bonne. Mais aujourd’hui, quand on a le sentiment que quelque chose ne va pas, il faut faire attention. Il y a des objets qui sont bons de manière évidente, d’autres qui vous bluffent. Les beaux faux, on peut les distinguer seulement si on en a vu beaucoup. » Depuis 1994, elle s’est associée à son gendre Yann Ferrandin, le mariage de l’expérience et du sang neuf. Loin de se reposer sur la seule énergie de son associé, elle continue à fouiller aussi bien aux puces qu’à Drouot. « J’adore la découverte. Voilà vingt ans, l’aventure passait par les voyages. J’allais aux Philippines ou en Indonésie. Mais on n’y trouve plus rien, pas plus qu’en Afrique. Maintenant, l’aventure, c’est de trouver au fin fond des États-Unis la collection des descendants d’un colon », conclut-elle.
Un « collectionneur-marchand »
Patrick Mestdagh, Bruxelles - Ce jeune homme sympathique, qui reprendra sans doute le flambeau de Bruneaf, a pris ses quartiers en 1991, rue des Minimes à Bruxelles. À l’étiquette de marchand, il oppose celui de « collectionneur-marchand », une subtilité difficile à saisir. « Je choisis les objets en fonction de mon style, que je ne suis pas encore à même de définir, précise Patrick Mestdagh. Je suis un collectionneur qui vend perpétuellement. J’achète sur des coups de cœur, sans me poser la question : “à quel prix vais-je le revendre ?”. Je ne veux pas plus appeler un fournisseur en lui demandant telle ou telle pièce nécessaire à mon commerce. Les objets doivent donner une émotion, comme dans une rencontre. » À ses débuts, le jeune homme s’intéressait principalement aux armes anciennes orientales, peu à l’Afrique et encore moins à l’Océanie. Cette tendance s’inverse à partir de 1994. « Cette année-là, au moment de Bruneaf, j’ai eu un succès mitigé parce que j’avais très peu d’Afrique. Il était nécessaire que je m’oriente plus vers ce continent », explique-t-il. Préférant la carte de l’éclectisme à celle du nec plus ultra, il propose des objets dans une large fourchette de prix, des bijoux à 250 euros aux massues des îles Fidji de 1 500 à 10 000 euros. « Il faut qu’un maximum de gens puissent assouvir leurs envies. » Mais ce jeune homme courtois peut en dérouter plus d’un. L’an dernier, sur Bruneaf, il vend dans l’après-midi même du vernissage, à la surprise de quelques confrères, une statue Batak. « Certains ne se rendent pas compte de ce qu’on trouve chez moi », lance-t-il, amusé. Si le prix des pièces dépasse rarement les 20 000 euros, il n’en a pas moins vendu une pagaie Rapa en 1999, à la barbe des grands pontes. « Certains marchands m’ont reproché de ne pas les avoir prévenus. Mais je préfère les contacts avec des collectionneurs que je connais depuis longtemps, souligne-t-il. De même, Je trouve qu’un objet doit parler de lui-même. Ça ne sert à rien de forcer une vente à l’arraché ! » Philosophe, il peut toutefois suivre les objets ratés sur un coup de tête. Il a ainsi acheté dernièrement une tunique soudanaise qu’il avait laissé filer lors d’un salon d’art tribal à New York en 2003. L’ayant découverte chez l’un de ses confrères bruxellois, il s’est empressé de l’acheter, moins cher d’ailleurs que le prix exigé à New York !
Le trublion du Grand Sablon
Patric Claes - Né de père belge et de mère congolaise, ce fringant trentenaire est depuis cinq ans le trublion du Grand Sablon. « Mon père a rencontré ma mère en cherchant des œuvres d’art sur le continent africain. Je suis le plus jeune, le seul Africain dans le métier », rappelle Patric Claes. Dès l’âge de 13 ans, l’adolescent hâbleur négociait dur comme fer avec l’un des pontes de Bruxelles, Philippe Guimiot. Voilà douze ans, il fait son premier voyage au Congo, puis y retourne une bonne dizaine de fois par an pour dénicher des pièces. L’objet qui l’intronise dans le cénacle des marchands bruxellois est un fétiche Songye, qu’il cède au grand marchand Pierre Dartevelle, également bruxellois. « Je l’ai acheté en Afrique pour l’équivalent de 12 000 euros et revendu le double. Il vaudrait aujourd’hui dix fois plus », raconte-t-il. Mais depuis que la manne s’est tarie, il prospecte plus modestement le continent africain. En 1999, il organise sa première exposition, « Formes et prestige du Zaïre », dans une galerie louée pour l’occasion dans le Grand Sablon. Deux ans et demi plus tard, le voilà installé rue Sainte. Les professionnels observent le jeune homme avec une condescendance teintée d’inquiétude. Sûr de lui, séduisant, le jeune homme brûle les étapes, irrite avant de se faire respecter. Faisant fi de la marchandise pour chaland, il négocie avec les grands collectionneurs. Sa petite galerie n’a rien du sympathique fouillis pour chineur. « J’essaye de mettre les objets en valeur, sans en présenter 200 d’un seul coup. Ailleurs, les gens vont pour farfouiller. Chez moi, on ne chine pas », précise le jeune homme. Sa clientèle se révèle à 60 % américaine. Quatre à cinq fois par an, il se rend aux États-Unis, pour vendre, mais aussi pour acheter. « Je travaille avec très peu de stock. J’achète 70 % des pièces, mais les objets à partir de 25 000 euros sont généralement en dépôt. Je compte faire tous les trois mois une exposition des nouvelles acquisitions en conviant uniquement des collectionneurs. Je n’inviterai pas les marchands, car ils sont trop rapides et les particuliers se sentent défavorisés », précise le matamore. Aussi passionné qu’impatient, Patric Claes pense aborder un jour la peinture africaniste. Les spécialistes en la matière n’ont qu’à bien se tenir !
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°194 du 28 mai 2004, avec le titre suivant : La passion de la découverte