PARIS
Dans son éditorial du magazine d’art L’ŒIL de mars 2020, à paraître le 27 février, Fabien Simode analyse la dernière « action » politique de l’artiste contestataire qui a fait chuter le candidat aux municipales à Paris, Benjamin Griveaux. De la part de l’activiste russe, peut-on cette fois parler d’art ? Et l’art doit-il être moral ?
Piotr
L’art doit-il servir la morale ? Vous avez quatre heures… L’action de Piotr Pavlenski, l’artiste russe suspecté d’avoir fait chuter Benjamin Griveaux en dévoilant ses vidéos intimes sur Internet, devrait inspirer bon nombre de dissertations philosophiques.
Né en 1984 à Léningrad, l’actionniste a trouvé refuge en France en 2017 après avoir fui son pays. Celui-ci s’était en effet illustré par ses actions artistiques – il refuse le terme de performances – dénonçant le pouvoir en place. En 2012, Piotr Pavlenski se fait ainsi connaître en se cousant les lèvres pour protester contre l’arrestation des Pussy Riot et contre l’église qui veut museler les artistes (Suture). Un an plus tard, il fait de nouveau parler de lui en se clouant le scrotum sur la place Rouge à Moscou, reprenant à son compte un ancien geste de rébellion des prisonniers russes (Fixation). Cette fois, l’artiste dénonce l’immobilisme et le fatalisme de ses compatriotes. La même année, Pavlenski réalise l’une de ses actions les plus mémorables. Il s’enveloppe nu dans un rouleau de fil de fer barbelé devant l’Assemblée législative de Saint-Pétersbourg (Carcasse). L’action, qui dénonce le système répressif russe, prend ainsi les forces de l’ordre à revers, les forçant symboliquement à le désincarcérer…
Réfugié en France, l’« artiviste » n’arrête pas pour autant ses coups d’éclat, mais cette fois contre le système français. En 2017, il se met en scène devant l’une des portes incendiées de la Banque de France, à Paris. Éclairage, le titre donné à cette action, entend mettre en lumière le rôle joué pendant la Révolution par l’institution dont les locaux se trouvent aujourd’hui place de la Bastille. Chaque fois, l’artiste fait filmer ses actions jusqu’à son arrestation par la police. En quelques mois, Pavlenski est ainsi devenu une figure respectée en Russie et en France et, disons-le, la coqueluche d’un certain milieu de l’art contemporain. Certes, l’artiste n’a rien inventé, mais il poursuit l’histoire de l’art corporel, né dans les années 1960 et 1970 avec Hermann Nitsch, Gina Pane et Marina Abramović. Autant d’artistes qui se sont servis de leur corps pour explorer des questions sexuelles, sociales ou politiques, le plus souvent dans la douleur, à l’instar de Sigalit Landau jouant nue du hula hoop avec un cerceau en fil de fer barbelé pour dénoncer en 2000 les frontières politiques (Barbed Hula).
Piètre
Mais l’« action » menée en février contre Benjamin Griveaux est d’une autre nature. Elle ne vise plus un système mais un candidat. Certes, pour Denis Diderot, l’art devait promouvoir la morale sociale : « Rendre la vertu aimable, le vice odieux, le ridicule saillant, voilà le projet de tout honnête homme qui prend la plume, le pinceau ou le ciseau », écrivait le philosophe dans ses Essais sur la peinture. Mais cette conception de l’art, qui prévalait depuis Platon, a évolué au XVIIIe siècle, au moment où, note Tzvetan Todorov dans Art et Morale, les artistes ont commencé à ne plus dépendre de « leurs commanditaires et mécènes qui définissaient la finalité des œuvres » mais du « public ». Selon une conception nouvelle, l’art ne devait plus être un outil au service de la vertu mais suivre un objectif désintéressé, ce qui allait donner naissance à la doctrine de « l’art pour l’art », chère à Baudelaire.
Cette doctrine prévaut encore aujourd’hui, tant bien que mal il est vrai, tant une partie de l’art est devenue politique. Quant aux liens avec la morale, ils se sont complètement renversés depuis Diderot. Comme le remarque Todorov, désormais, « les œuvres qui se présentent comme l’illustration docile d’une doctrine quelconque méritent à peine d’être qualifiées d’artistiques, ou en tout cas de prétendre à l’appellation “grand art”. Nous les classerions plutôt comme une variété de sermon ou de propagande. »
En ce sens, la dernière action de Pavlenski ne relève plus de l’art mais du sermon moralisateur, faisant glisser son auteur du statut d’artiste contestataire à celui de militant peu inspiré. Mais ce n’est pas la seule erreur commise par Pavlenski. D’abord, celui-ci oublie que la tradition « actionniste », dans laquelle il se plaçait, passe par le corps et par sa mise en danger. En dévoilant sur le Web des vidéos sexuelles d’un autre corps, celui de l’artiste s’est effacé au profit de la seule dénonciation et du Kompromat (technique qui consiste à dévoiler des dossiers compromettants sur un adversaire). Ensuite, l’action ne possède plus de dimension plastique, ni filmique, ni photographique, ce qui est regrettable pour de l’art « visuel ». Enfin, Pavlenski passe littéralement à côté de son message. En s’en prenant à une personne et non plus à un système, l’action bascule dans le règlement de compte personnel, s’excluant, par là même, du champ universel de l’art. « J’observe la réalité et j’essaie ensuite de la montrer, expliquait l’artiste aux Beaux-Arts de Paris en 2015. Mon but, c’est de faire tomber le décor, quel qu’il soit. » Vendredi 14 février 2020, Pavlenski a bien fait tomber le décor, pas celui de la politique qu’il conteste mais le sien. « Il n’existe pas de livre moral ou de livre immoral. Un livre est bien écrit ou mal écrit, un point c’est tout. » Paraphrasant Oscar Wilde, nous pourrions dire, ici, qu’une action est bonne ou mauvaise. Or, cette fois, Piotr Pavlenski a commis une mauvaise « action », un point c’est tout.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°732 du 1 mars 2020, avec le titre suivant : Piotr Piètre