Entreprise - Musée

Enquête

La gestion de la culture confiée au privé

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 21 novembre 2003 - 1186 mots

Marketing et rentabilité n’en finissent pas de tarauder les institutionnels français. L’exception culturelle ne digère pas la place grandissante des opérateurs privés.

Paris - La gestion privée des lieux culturels et des expositions est en marche. Ne l’a-t-on pas assez répété, la Réunion des musées nationaux (RMN) traverse une crise dont elle ne sortira peut-être pas indemne. Le déficit de son secteur des expositions s’est chiffré en 2001 à plus de 6 millions d’euros. Les trois expositions porteuses cette année (Chagall, Gauguin et Vuillard) doivent ramener ce trou à 3,8 millions d’euros. Malgré des budgets aujourd’hui serrés aux entournures, la RMN subit de plein fouet la compétitivité de certains opérateurs privés. Et ce qui vaut pour les expositions vaut aussi pour les gestions de collections.

Propriétaire d’une quinzaine de sites, l’Institut de France a été le premier en 1990 à effectuer des délégations de service à l’opérateur privé Culture Espaces. Le Musée Jacquemart-André, à Paris,  les villas Kérylos et Ephrussi (Alpes-Maritimes) ont successivement fait l’objet d’un tel transfert de gestion. En 1995, le Musée Jacquemart-André se contentait de 20 000 visiteurs annuels et déclarait un déficit de fonctionnement de 458 000 euros. Depuis l’arrivée en scène de Culture Espaces, le saut quantitatif est notable : 180 000 à 240 000 visiteurs et une redevance versée à l’Institut se situant entre 137 000 et 150 000 euros par an. « Il ne s’agit pas d’un abandon des responsabilités. On préfère se concentrer sur la collection et la restauration des œuvres », explique Éric Peuchot, directeur des services administratifs de l’Institut.

« Au début, le mariage avec Culture Espaces n’était pas un mariage d’amour. Mais le mariage des Jacquemart et des André ne l’était pas non plus, et cela a été une formidable réussite. Je suis le premier à dire que Culture Espaces possède des compétences administratives que nous n’avons pas », renchérit le conservateur du musée, Nicolas Sainte Fare-Garnot. D’autres sites, plus facilement rentabilisables, soit par leurs actifs comme la coupe de bois ou le fermage, soit par leur caractère immédiatement attractif comme Giverny, restent gérés en régie directe.

Industrie des loisirs
Le Musée du Luxembourg, qui souffrait d’une programmation erratique et d’une désaffection du public, a acquis une nouvelle visibilité avec l’exposition de la « Collection du docteur Rau » en 2000. Ce coup d’essai a attiré 300 000 visiteurs alors que les annales du musée n’avaient recensé jusque-là qu’un maximum de 40 000 entrées. Un changement à mettre au compte de Sylvestre Verger Art Organisation (SVO Art) qui fournit clé en main les expositions, en assume les risques financiers, tout en versant une redevance de 7 à 15 % de ses recettes au Sénat. Une aubaine pour ce dernier qui n’a pas à justifier de dépenses somptuaires pour la culture. L’argent des questeurs est sauf !

Assiste-t-on à une industrie des expositions comme on parle d’industrie des loisirs ? « La culture ne peut pas être industrielle. On ne peut faire que du sur-mesure. Comme le Sénat n’a pas de collection propre, ma seule façon d’obtenir des prêts, c’est le renvoi d’ascenseur. On échange des œuvres contre notre savoir-faire, qui nous permet de monter l’exposition “Gauguin et Pont-Aven” au Musée de Quimper, lequel nous a fourni le commissaire d’expositions », explique Sylvestre Verger. Si l’exposition Raphaël (2001-2002) a été largement bénéficiaire, avec près d’un million d’euros de produits, les résultats de « Gauguin – Pont-Aven » sont moins spectaculaires. Le coût s’est élevé cette fois à 2 millions d’euros, contre 2,14 millions d’euros de recettes.

Pourquoi les sociétés privées semblent-elles réussir là où la RMN flanche ? Des équipes réduites et des espaces moins gigantesques que la grande machinerie du Grand Palais offrent un début de réponse. « On peut réussir à stabiliser une économie de projets culturels en créant des réseaux d’espaces culturels fonctionnant en économie centralisée. Les coûts de transport, assurance et catalogue sont réduits de 20 % quand l’exposition est envoyée dans plusieurs lieux », estime le directeur de la nouvelle Pinacothèque de Paris, Marc Restellini, qui a adopté pour son lieu le principe de gestion du Musée du Luxembourg.

Sylvestre Verger expose sans complexe une stratégie fondée sur des partenaires médias populaires, une campagne d’affichage à l’esthétique contestable et une privatisation du lieu pour les soirées. De fait, il exclut tout sponsor : « Je considère que les gens qui privatisent le musée doivent payer le prix fort. Je préfère ne pas avoir de sponsor qui n’aurait pas payé le centième d’une production tout en profitant d’y accoler son nom. » Le Musée Jacquemart-André, de son côté, organise des expositions denses, mais point trop touffues.

« Au Grand Palais, on voit 200 tableaux, donc peut-être 4 fois plus de tableaux venant des États-Unis [qu’au Musée Jacquemart-André], ce qui coûte en moyenne 30 000 euros pièce. Pour Largillierre, nous n’avions pas besoin de multiplier les exemples. L’exposition est assez démonstrative en réduisant le nombre d’œuvres et en dépensant 10 fois moins qu’au Grand Palais », explique Nicolas Sainte Fare-Garnot.

Synergies de gestion
Les expositions organisées par les entreprises privées prêtent souvent le flanc à la critique. Mais le reproche de la facilité ne tient pas toujours la route. L’exposition « Nicolas de Largillierre » est certainement moins aguicheuse que « Gauguin-Tahiti ». Pourtant, les frais, élevés à 535 000 euros, ont été entièrement pris en charge par Culture Espaces, malgré la défection inopinée de deux mécènes importants en juin. Au vu de la convention signée avec l’Institut , le risque reste cependant mesuré. « Le contrat de service public est fondé sur le respect des droits de chacun. S’il y a un déséquilibre, le délégataire peut demander des comptes à l’Institut », souligne Éric Peuchot. Quid du Sénat dont les expositions sont très populaires ? La SVO Art aurait-elle déjà écarté une exposition jugée trop élitiste et peu porteuse ? « Pour l’instant, les seuls projets refusés l’ont été seulement pour des questions de programmation. Notre autorisation d’occupation du Musée du Luxembourg ne court que jusqu’en 2006 », affirme Sylvestre Verger.

Derrière Culture Espaces et la SVO Art, d’autres opérateurs apparaissent. Structure de conseil en ingénierie touristique, Grévin Développement, filiale de Grévin et Cie, gère depuis trois ans le château de Montsoreau. Depuis que le conseil général de Maine-et-Loire a opté pour cette délégation de service, moyennant une redevance de 10 %, le nombre de visiteurs a grimpé de 7 000 à 35 000. La délégation de service n’est toutefois pas toujours miraculeuse, l’équilibre n’étant dans ce cas maintenu qu’avec la subvention du conseil général. Grévin Développement n’exclut pourtant pas de futures synergies de gestion entre différents châteaux de la Loire. De son côté, Kléber Rossillon, propriétaire des jardins de Marqueyssac (Dordogne) et du château de Castelnau (Aveyron), gère depuis peu le château de Commarque (Dordogne).

Le transfert de gestion d’une centaine de monuments aux collectivités pourrait fortifier la profession d’opérateur privé. N’est-ce pas déjà ce qui se profile, à un autre niveau, au Grand Palais ? En définitive, que sont les établissements publics de coopération culturelle (ÉPCC), si ce n’est des groupements d’intérêt économique à mi-chemin entre privé et public ?

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°181 du 21 novembre 2003, avec le titre suivant : La gestion de la culture confiée au privé

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