L’École d’art du Fresnoy à Tourcoing (Nord) aurait dû ouvrir en 1994. Mais cet ambitieux projet, mariant nouvelles technologies et art contemporain, a subi un tel retard que son achèvement est reporté à l’an prochain. Au moment où le budget du ministère de la Culture est menacé d’une réduction sévère, le coût très élevé de cette \"Villa Médicis high-tech\" déclenche de vives critiques tandis que son projet pédagogique suscite des réserves.
TOURCOING. Le Studio national des arts contemporains, école idéale dont l’artiste Alain Fleischer a la responsabilité depuis 1988, aura coûté, avant même son ouverture, près de 120 millions de francs pour la restructuration et l’extension d’un ancien centre de loisirs, avec ses salles de bal, de cinéma et de sport, son manège, sa friterie..., et 60 millions pour les équipements techniques. L’investissement total de 180 millions est supporté par l’État (46 %), la Région (46 %), la Ville de Tourcoing, la Communauté urbaine de Lille et l’Union européenne (Fonds de développement régional). La Région, qui assure la maîtrise d’ouvrage, ne peut livrer le bâtiment avant la fin de l’année. Un retard dû, selon Catherine Strasser, inspecteur à l’enseignement à la Délégation aux arts plastiques (Dap), "à des problèmes d’urbanisme et de plan d’occupation des sols". "Pour le seul permis de construire, nous avons perdu une année, relève Alain Fleischer. L’équipe de préfiguration n’y est pour rien". La lenteur de la réalisation tient sans doute aussi à son coût exorbitant, qui a pu freiner la volonté politique et financière du Conseil régional.
"Une restauration simple m’aurait suffi, reconnaît Alain Fleischer. Les pouvoirs publics, eux, ont souhaité un geste architectural fort". Le projet, audacieux, de Bernard Tschumi, a été choisi à l’unanimité par le jury. Il conserve le bâti existant, qu’il double d’une structure englobant l’ensemble des installations, ateliers, salles d’exposition, cinémas, bureaux...
"Le budget de l’association de préfiguration a permis de faire face à quelques surcoûts et a financé une partie des équipements", assure Christian Lamarche, administrateur du projet. L’association, créée en 1988, dispose pour cette année en effet de près de 20 millions de francs ! Un budget très enviable si on le compare aux 12 millions que se voit allouer annuellement l’École supérieure d’art et de design de Reims, par exemple, pour un effectif de 200 étudiants.
750 000 francs par étudiant
Quant au budget de fonctionnement du Fresnoy, il sera de 36 millions, trois fois plus élevé. Bien sûr, le Fresnoy développera diverses activités, comme des expositions, des projections de cinéma quotidiennes, des productions réelles d’œuvres multimédias des étudiants... Mais il n’aura la charge que de 24 étudiants, recrutés à bac 4, par promotion ! Ainsi, le coût de l’étudiant avoisinera 750 000 francs l’an, hors investissement, contre quelque 60 000 pour une école d’art nationale. L’École nationale supérieure des beaux-arts (Éns-ba), elle-même, paraît bien pauvre en comparaison, avec une enveloppe budgétaire de 26,6 millions l’an pour 534 étudiants, soit environ 50 000 francs par "tête". Pour Alain Fleischer, le coût sera comparable à celui d’un étudiant d’une école de cinéma comme la Fémis :"Dans les écoles d’art traditionnelles, il est vrai que le papier à dessin coûte moins cher". D’autre part, le Studio devrait "générer des ressources", les œuvres produites pourront être vendues, les locaux et le matériel loués pendant les vacances…
Cette "danseuse du ministère", comme ironisent certains rue de Valois, est de plus en plus contestée, non seulement d’un point de vue financier mais aussi pédagogique. Guy Issanjou, directeur de l’école de Lyon, estime que "la question du coût est moins pertinente que celle du devenir professionnel et artistique des étudiants". "Les premiers cycles en arts plastiques connaissent des difficultés et ont des besoins financiers considérables", remarque Gervais Jassaud, directeur de l’école de Reims. Par ailleurs, l’entrée des technologies doit intervenir au plus tôt dans les études et pas en fin de cursus". Pour Yves Michaud1, l’obsession technologique semble à la fois "académique", utopique et vaine.
"Notre projet conserve sa pertinence"
"Notre projet n’a en rien souffert du temps passé, il conserve sa pertinence et son originalité", se défend Alain Fleischer. Partout où je l’ai présenté à l’étranger, il a suscité un très vif intérêt, comme récemment en Californie, où j’ai visité tous les lieux et rencontré tous les responsables qui comptent, dans le cadre d’un voyage d’études avec l’AFAA ".
Le matériel risque-t-il d’être rapidement obsolète, comme tout équipement technologique de pointe ? "Non, je suis catégorique. Des professionnels avertis ont la charge des achats", répond Fleischer. Néanmoins, déconnecté de toute réalité économique et industrielle à laquelle s’adosser, Le Fresnoy devra en assurer la maintenance, onéreuse, et risque de ne pas avoir les moyens de le renouveler.
Comparaison périlleuse
Un investissement si considérable, doublé d’un tel engagement financier pour son fonctionnement, paraît désormais hors de portée des moyens budgétaires tant du ministère de la Culture que de ceux de la Région Nord-Pas-de-Calais. La Chambre régionale des comptes vient d’enquêter sur la gestion de la commune de Tourcoing et a notifié aux élus, comme c’est l’usage, sa lettre d’observations définitives qui, à n’en pas douter, évoque ce dossier. Aucun responsable, ni aucun élu de la région Nord-Pas-de-Calais, n’a accepté de répondre au Journal des Arts à ce sujet. Les élus devront en revanche surmonter leur embarras et adresser réponses et explications à la Chambre dans les meilleurs délais. à la Dap, aujourd’hui, on persiste à le juger "original, spécifique et complémentaire des structures existantes". Le nouveau délégué aux Arts plastiques, Jean-François de Canchy, qui doit se rendre sur place ce mois-ci, souhaiterait faire aboutir ce projet.
Dans la dernière livraison du magazine du Centre Pompidou, Fleischer assimile le Studio du Fresnoy à "une sorte de Fémis ou d’Ircam pour les arts plastiques". Comparaison périlleuse puisque chacune de ces institutions dans son domaine – le cinéma et la musique – est loin de constituer une référence artistique unanime ni d’être réputée pour sa gestion parcimonieuse. Comparaison vaine, enfin, puisque toutes deux fonctionnent alors que le Fresnoy est encore du domaine du virtuel.
1. Yves Michaud, Enseigner l’art, Éditions Jacqueline Chambon, 1993.
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La "danseuse du ministère" attend sa salle de bal
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°27 du 1 juillet 1996, avec le titre suivant : La "danseuse du ministère" attend sa salle de bal