Le chorégraphe Angelin Preljocaj est né en 1957 à Sucy-en-Brie dans une famille émigrée d’Albanie. Après avoir suivi l’enseignement de Merce Cunningham, il devient danseur, notamment dans la troupe de Dominique Bagouet. En 1984, il fonde sa propre compagnie. Sa première chorégraphie s’intitule Marché noir. Suivent À nos héros, Petit essai sur le temps qui passe ou Parade, une reprise du spectacle de Picasso. En 1999, Preljocaj crée Personne n’épouse les méduses au festival d’Avignon et ce mois-ci Portraits in corpore à Aix. Dirigée par Martine Tridde, la Fondation Paribas, en passe de devenir la Fondation BNP-Paribas, l’a soutenu pendant sept ans à ses débuts. Elle renoue aujourd’hui ses liens avec Angelin Preljocaj et son Centre chorégraphique national.
Dans votre ballet consacré à Casanova, vous avez, pour la première fois, imaginé les costumes. D’où vient ce choix ?
J’ai commencé à travailler en relisant l’autobiographie de Casanova. Il est de bon ton de lui refuser tout talent littéraire, alors que son œuvre est sa vie, qu’elle me semble assez passionnante, et son ton enlevé. Mon parti pris visuel est lié aux maladies vénériennes que Casanova a contractées au cours de son existence. Le décor de Thierry Leproust fait référence à l’univers hospitalier, avec des agrandissements de radiographies du corps, des os, de tout ce qui se déglingue. Il s’agit d’une radiographie du désir, en voyant comment Casanova se comporte dans le processus de la contagion. Il révèle le désir à des femmes, jusque là hermétiques, et s’en amuse. Aimant les éveiller, Casanova est le contraire de Don Juan qui, lui, a une volonté d’annihilation. Chez Casanova, il y a de la générosité.
Dans votre enfance et votre adolescence, avez-vous des souvenirs liés aux arts visuels ?
Dans une famille modeste comme la mienne, il y avait des reproductions de tableaux religieux, des images sulpiciennes, des icônes, le tout étant un peu kitsch. Et l’Albanie était présente à travers ses guerriers légendaires. À 17 ans, j’ai fait un voyage à Florence. Découvrir le David de Michel-Ange a été un grand choc, ainsi que les œuvres de Léonard de Vinci. Je me souviens aussi de mon premier séjour à New York à la fin des années 80. Un ami m’a emmené au Metropolitan Museum en me disant : « Nous n’irons voir que la peinture du XIXe siècle. » Nous avons commencé par le XIXe siècle américain. J’y ai trouvé des toiles intéressantes, certaines avaient même une pointe de génie. Mais c’est lorsque je suis passé de l’Amérique à l’Europe que j’ai été bouleversé. Ce long chemin avait aiguisé mon regard, m’avait donné une échelle des valeurs, des sensations, des émotions. J’ai franchi un cap, un palier. Monet, Renoir, les impressionnistes m’ont donné une énorme claque ! Une autre grande émotion m’a saisi à Rome quand je suis allé au Musée d’Art moderne. Après avoir vu les fonds du musée avec des œuvres variées et riches, j’ai découvert une salle où il n’y avait que des toiles de Lucio Fontana, lacérées au cutter, percées en spirales, à coups de tournevis. J’ai eu l’impression très forte de découvrir l’ébauche de ce que peut être l’art contemporain. Cette expérience a été émotionnelle, pas intellectuelle. Comme plus tard avec Marcel Duchamp, Joseph Beuys ou Andy Warhol.
Vous avez consacré à Duchamp une chorégraphie intitulée Paysage après la bataille.
Il s’agit d’une bataille imaginaire entre Marcel Duchamp et Joseph Conrad. Une joute philosophique sur la question : « Qu’est-ce que l’art ? » Les personnages de Conrad, comme ceux d’Au cœur des ténèbres, sont en conflit avec les zones les plus noires et sauvages d’eux-mêmes. Ils représentent l’instinct opposé à l’intellect, c’est-à-dire à Duchamp. Pour lui, l’art est une action de la pensée. Peindre consiste d’abord à choisir un pinceau, une couleur, un point déterminé sur la toile. Le point de convergence de l’instinct et de l’intellect, c’est le corps. Si je demande : « De quoi une œuvre d’art est-elle faite ? », je réponds par la danse. Et c’est pour poser de nouvelles questions : « La danse peut-elle subir les mêmes bouleversements que la peinture ? Qu’est-ce qui est classique, qu’est-ce qui est moderne ? » Il faut exiger des chorégraphes un regard nouveau et différent sur le monde tel que le transmettent et le transfigurent les artistes. Dans le sillage de Duchamp, nombreux sont ceux qui ont renouvelé le courant. Sa pensée reste vivante, comme un coup de jeunesse permanent donné à la création.
En 1993, vous avez proposé votre propre version du ballet Parade dans des décors signés par le peintre Aki Kuroda. Était-ce un hommage à Picasso ?
J’avais vu les dessins préparatoires exécutés par Picasso pour les décors et les costumes. J’avais vu aussi les reprises de Parade telles qu’elles ont été filmées. Quand il était exposé à Beaubourg, j’ai vu le rideau de scène de Picasso. Celui-ci a quelque chose de poétique et de nostalgique, alors que la conception finale des décors et des costumes de Parade est radicalement futuriste. Le rideau était là pour donner à l’imaginaire une vision globale tandis que les costumes transformaient les personnages en de véritables sculptures vivantes. Les costumes étaient d’ailleurs très encombrants pour les danseurs. Parade représente une avancée incroyable, une liberté de ton, une audace rare, qui l’apparente aux Ballets triadiques d’Oskar Schlemmer conçus dans la mouvance du Bauhaus (L’Œil n°506).
Pour Roméo et Juliette, vous avez commandé décors et costumes au créateur de bandes dessinées, Enki Bilal. Comment avez-vous travaillé ensemble ?
J’ai commencé par relire 1984, le roman de George Orwell, car je voulais replacer l’histoire d’amour dans un contexte social et historique, et non pas dans son cadre traditionnel avec les deux familles nobles qui se disputent. En relisant Orwell, j’ai découvert non sans surprise que le personnage principal s’appelait Julia et que la loi décrétée par Big Brother interdisait toute histoire d’amour. Dans le réquisitoire contre une société futuriste et répressive, Orwell inclut donc l’histoire de Roméo et Juliette.
J’ai pensé à une société totalitaire, à une dictature qui maintient la conscience dans son étau. Mon idée correspondait à Enki Bilal, à son univers froid et dur. Je l’ai contacté, il a été enthousiaste. Je me suis dit que nous avions peut-être en commun des souvenirs d’enfance, des images de villes détruites. Une partie de l’émigration albanaise s’était arrêtée en Yougoslavie, moi je faisais partie de celle qui était venue en France. Quand j’avais entre huit et seize ans, j’allais en vacances en Yougoslavie, sur la côte adriatique et dans les montagnes du Montenegro où habitait mon grand-père. Là, j’ai découvert l’esthétique réaliste-socialiste, avec des tableaux intitulés Le Progrès en marche vers l’Avenir, par exemple. C’était à la fois drôle et passionnant, en contradiction avec les images religieuses que j’avais sous les yeux à la maison en France. Bilal avait quitté Belgrade à l’âge de neuf ans, mais il y était retourné. Les décors de Roméo et Juliette sont nés de nos souvenirs communs, et aussi de la vision du Mur de Berlin.
Dans votre pas de deux, Miniature I : Annonciation, y-a-t-il des références directes à la peinture ?
L’ange Gabriel est l’un des deux personnages, en hommage au sublime tableau de Rembrandt. Il y a aussi une peinture de Salvador Dalí assez drôle, ainsi qu’une toile signée Gerhardt Richter, un peintre allemand contemporain. J’ai utilisé un très beau livre, un recueil magnifique qui éclaire la gestuelle des Annonciations. Ce thème évolue avec le temps et l’histoire. Les thématiques sont des supports pour montrer le regard porté par les artistes sur le même sujet en perpétuel renouvellement. Il y a
des Vierges furieuses, soumises, surprises. Les visages de Marie changent non seulement selon les peintres mais suivant les époques. Gauguin, par exemple, a apporté sa propre vision de cet événement-clé, fondateur d’une religion. Ce thème si corporel (une naissance à venir) n’avait jamais été traité par un chorégraphe. La question que je me suis posé en abordant ce travail est : « Que représente l’Annonciation pour notre histoire, pour notre société contemporaine ? » Aujourd’hui il faut continuer d’inventer pour qu’un nouveau regard, un regard personnel vienne éclairer à son tour cette thématique.
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La danse dans le sillage de Marcel Duchamp
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°516 du 1 mai 2000, avec le titre suivant : La danse dans le sillage de Marcel Duchamp