Le détournement de La Cène de Léonard de Vinci par une affiche publicitaire n’est pas injurieux à l’égard de la communauté catholique. Une décision de 2006 qui résonne avec la cérémonie des JO.
Paris. Véritable génie universel et archétype de l’homme de la Renaissance, Léonard de Vinci est célébré comme ingénieur ayant développé des idées en avance sur son temps. Toutefois, c’est par sa peinture qui tire l’art du Moyen Âge que l’artiste remporte aujourd’hui toutes les faveurs. En cette année 1498, Léonard achève son immense peinture murale de 4,60 m de hauteur et 8,80 m de largeur représentant La Cène – du latin cena, repas du soir – dans le réfectoire du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie, le mausolée des Sforza. Alors que le thème du dernier repas du Christ est traditionnellement représenté avec les onze apôtres d’un côté et Judas de l’autre, rappelant ainsi sa trahison, Léonard est le premier peintre à montrer Judas mélangé aux autres. Grâce à l’utilisation de la perspective – apparue au milieu du Quattrocento, la fresque devient mouvement et les apôtres vivants.
Cet événement fondateur du christianisme lors duquel Jésus-Christ institue le sacrement de l’Eucharistie fait incontestablement partie des éléments essentiels de la foi catholique. Aussi la représentation de la Cène a d’abord une valeur pédagogique : elle est instrument de lutte contre les hérésies qui rejettent l’Eucharistie au Moyen Âge avant de devenir un thème iconographique majeur à la Renaissance. Depuis les plus grands artistes classiques ou contemporains ont marqué de leurs empreintes cette scène fondamentale.
Ceci explique peut-être pourquoi la marque de vêtements Marithé + François Girbaud fait apposer une immense publicité sur la façade d’un immeuble de la porte Maillot à Neuilly-sur-Seine (voir ill.), en 2005. Cette affiche reprend les attitudes des personnages du tableau de De Vinci, mais les a remplacés par des femmes réparties de chaque côté du Christ, lui-même figuré par une femme. Seul un homme se tient de dos, torse nu, portant seulement un pantalon abaissé à mi-hanche et se trouve dans une position équivoque, enlacé par deux femmes. Ressentie comme une agression par certains catholiques en plein Carême, une association décide de saisir en urgence la justice pour faire déposer cette affiche.
Il est vrai que la provocation à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur religion n’est punissable que si elle pousse à la haine, à la violence ou à la discrimination. C’est sans doute pourquoi l’association se place alors sur le fondement de l’article 29, alinéa 2, de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse qui sanctionne l’injure commise en raison de la religion de la personne ou du groupe visé. La question est simple : la parodie de La Cène de De Vinci constitue-t-elle une injure ?
Le 10 mars 2005, le président du tribunal de grande instance de Paris estime que cette « affiche aux dimensions imposantes [...] constitue un acte d’intrusion agressive et gratuite dans le tréfonds des croyances intimes ». Face à l’existence d’une injure, le juge interdit à la société et aux annonceurs d’afficher la photographie en tous lieux publics et sur tous supports avec une astreinte de 100 000 euros par jour. Le lendemain, l’affiche est déposée et remplacée par l’image de la seule table dépourvue de tout personnage, mais la société fait néanmoins appel. Le 8 avril 2005, la cour d’appel confirme l’ordonnance au motif que cette affiche, dont la recherche esthétique n’est pas contestée, reproduit à l’évidence La Cène de Jésus-Christ. Aussi, l’installation de l’affiche litigieuse sous la forme d’une bâche géante sur le passage d’un très grand nombre de personnes constitue l’utilisation dévoyée à grande échelle d’un des principaux symboles de la religion catholique à des fins publicitaires et commerciales. L’association est donc bien fondée à soutenir qu’il est fait gravement injure aux sentiments religieux et à la foi des catholiques. À nouveau déboutée, Marithé + Girbaud se pourvoit néanmoins en cassation. Miracle ! Le 14 novembre 2006, la Cour de cassation censure les juges du fond car « l’existence d’un trouble manifestement illicite, quand la seule parodie de la forme donnée à la représentation de La Cène qui n’avait pas pour objectif d’outrager les fidèles de confession catholique, ni de les atteindre dans leur considération en raison de leur obédience, ne constitue pas l’injure, attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse ».
Cette conclusion est une victoire pour la société car l’injure religieuse doit consister en une attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse, et ne peut résider dans la seule parodie d’un symbole majeur de leur foi. En effet à partir du moment où l’injure invoquée par l’association n’est pas de pure forme – ici un simple symbole religieux –, il fallait la caractériser ce qui n’était pas le cas. Pour autant si la Cour de cassation entend « objectiviser » la question pour ne pas la rendre tributaire des conceptions de chaque croyant, la solution n’est pas entièrement satisfaisante car l’atteinte à un symbole de la religion est ressentie comme une atteinte personnelle pour le groupe qui partage cette foi. Aussi la Cour de cassation a refusé d’interdire en 2017 la représentation de la pièce de théâtre Golgota Picnic de Rodrigo García – où Jésus était qualifié de « pyromane » et de « messie du sida » – car, bien que provocatrice, elle n’incitait pas au rejet ou à la haine des chrétiens.
Léonard de Vinci a été partie prenante de l’humanisme de la Renaissance, véritable révolte intellectuelle contre la piété médiévale et contre une certaine forme de moralité – qui connaît aujourd’hui un véritable retour de flammes au sein de la création artistique. En dépit de la consécration d’une liberté de création par l’article 1er de la loi du 7 juillet 2016, il est permis de se demander si Léonard aurait été plus libre aujourd’hui qu’il y a cinq siècles ? Après tout, la sexualité du Jugement dernier de son grand rival, Michel-Ange, n’a-t-elle pas été « amendée » par le Vatican après son décès ?
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
La Cour de cassation valide la publicité de La Cène
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°642 du 1 novembre 2024, avec le titre suivant : La Cour de cassation valide la publicité de La Cène