Art contemporain

La combinatoire Rauschenberg

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 6 octobre 2006 - 887 mots

L’artiste, Lion d’Or à la Biennale de Venise en 1964, déploie au Centre Pompidou, à Paris, la série de ses « Combines ». Une manière d’agir dans la brèche qui sépare l’art et la vie

Nous n’en avons pas fini, de bonne ou de mauvaise grâce, avec les leçons américaines. À l’heure où est encore en préparation l’exposition consacrée à Robert Rauschenberg au Centre Pompidou, nous pouvons nous attendre à des révisions, sinon à des surprises de dernière minute. On sait en effet comment, en 1964, son Lion d’Or à la Biennale de Venise secoua les certitudes européennes. Avant de tirer des leçons hâtives de l’histoire, il faudrait d’une part reparcourir celle-ci.

C’est ce qu’a fait Jean-Paul Ameline, conservateur au Centre Pompidou chargé d’accueillir l’exposition, en complétant le catalogue américain d’une étude sur la réception européenne de l’artiste entre 1958 et 1964, un « essai d’histoire culturelle ». Il faudrait surtout profiter d’une occasion certainement unique de voir sur pièces ce qui a porté Rauschenberg au rang de blockbuster dans le paysage artistique mondial, lui qui reste, à près de 85 ans, une figure de proue de l’art des États-Unis. Réunies à l’initiative du MOCA (Museum of Contemporary Art) à Los Angeles, les Combines forment un corpus impressionnant, tant plastiquement que conceptuellement. Conservateur au MOCA, Paul Schimmel a gardé la mainmise sur les différentes étapes de l’exposition, présentée aussi au Metropolitan Museum of Art à New York, puis à Paris au Centre Pompidou jusqu’en janvier prochain, et enfin au Moderna Museet à Stockholm à partir de février 2007.

Les lois l’emportent sur l’art
L’itinérance a valu de réduire un peu la liste des œuvres (50 à Paris contre 70 environ aux États-Unis), pour tout une série de raisons, qui vont de la fragilité réelle de nombre de pièces à une certaine défiance américaine de saison vis-à-vis du Centre Pompidou (lire le JdA no 242, 8 septembre 2006, p. 6) à laquelle l’artiste semble avoir tenté de faire contrepoids. Cependant, les lois qui protègent les espèces animales en voie de disparition interdisent de faire circuler, fut-il empaillé, l’aigle incorporé au célèbre Canyon (1959). Le fait serait indifférent s’il ne surlignait un caractère décisif des Combines : elles sont en effet rattachées à la peinture par l’usage persistant du pinceau et de la peinture, en particulier de ce rouge dont Rauschenberg use au début des années 1950 comme un moyen de neutraliser la peinture par le haut, par son exacerbation chromatique et matiériste.

Ces Combines frappent surtout par leur capacité d’attraction d’objets issus du monde ordinaire, happés dans les œuvres au gré des lois du hasard et de la nécessité (plastique, culturelle, biographique…) ; des pièces qui refusent à bon droit les catégories reçues de l’art (peinture, sculpture, installation…). Cette constitution par combinaison est évidemment au cœur de l’entreprise de Rauschenberg, selon des procédures et des enjeux dont la force demeure intacte. Car cette construction à la manière Golem répond à une intelligence artistique nourrie d’un croisement d’expériences variées : du pain sur la planche pour les historiens et exégètes ! Ils sont à la tâche dans le catalogue, avec des signatures surtout américaines cependant. Les filiations avec Dada, avec l’objet surréaliste, les proximités avec le collage à la Schwitters (mais aussi avec les boîtes de Joseph Cornell) voire la simultanéité avec le Nouveau Réalisme et le pop art, tout est pertinent pour cet artiste qui, comme son ami Cy Twombly, a entretenu une relation proche avec l’Europe. Mais tout cela se greffe sur un engagement dans la pratique artistique marquée par les décloisonnements qui traversent le Black Mountain College, qu’il rejoint dès 1949, à son retour de Paris. Rauschenberg y rencontre John Cage ou Merce Cunningham, auxquels il doit sans doute le déploiement de ses travaux dans un espace tridimensionnel : celui du corps en mouvement, de l’espace du happening, à la fois très concret et symbolique.

Une modernité durable
Rauschenberg va concevoir des décors pour la chorégraphie qui s’invente alors et travaille au sein de la compagnie de Cunningham de 1961 à 1964. Pour leur part, les échanges avec Cage nourrissent la liberté dans le prélèvement des choses et des faits du monde. Toutes expériences dont procède le paradoxe des œuvres : non hiérarchiques dans leur valeur initiale, les fragments du monde retrouvent dans les œuvres une évidence, une familiarité qui emprunte autant à la vigueur compositionnelle du monument (symétrie, stratification, distribution verticale) qu’à la verve de l’autel « primitif » (effet de montage, de contraste, d’analogie).

La présence dans le cours de l’exposition de pièces monumentales (Monogram, 1955-1959) avec sa chèvre empaillée, comme de petits formats, rappelle s’il le fallait que c’est une véritable écriture que Rauschenberg met au point là, en essayant, dit-il, « d’agir dans la brèche qui sépare [l’art et la vie]. » Il ne sera pas difficile cependant au visiteur de passer outre la charge d’histoire attachée à l’artiste, présent au travers de plusieurs documents filmés, pour trouver dans cette tranche centrale de son œuvre un moment puissant d’une modernité durable et qui nous concerne entièrement – en espérant cependant que les 900 m2 de la Galerie 2 du Centre Pompidou y suffiront.

Rauschenberg

- Commissaire : Paul Schimmel - Organisation : MOCA, Los Angeles pour le Centre Pompidou - Commissaire pour la France : Jean-Paul Ameline - Nombre d’œuvres : 49

Robert Rauschenberg : combines

Du 11 octobre au 15 janvier 2007, Centre Georges-Pompidou, 75004 Paris, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr, tlj sauf mardi 11h-21h. Cat., 342 p., 300 ill., 49,90 euros, ISBN 2-842-309-7

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°244 du 6 octobre 2006, avec le titre suivant : La combinatoire Rauschenberg

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