Le 9 septembre, le Musée juif de Berlin va enfin dévoiler ses collections. Remporté en 1989 par Daniel Libeskind, le concours pour sa construction avait abouti à un projet fort, un zigzag dérivé d’une étoile de David écrasée et tordue. Ouverts au public en 1999, ces espaces vides ont déjà accueilli 350 000 visiteurs. Dès lors, nombreux sont ceux qui pensaient que cette architecture devait se suffire à elle-même, et devenir ainsi un mémorial de l’Holocauste. Pourtant, rien ne devait arrêter l’idée visant à donner à la capitale allemande le plus grand musée d’Europe dédié à l’histoire juive. Pour ce faire, W. Michael Blumenthal, le directeur du musée, a nommé à la tête du programme Ken Gorbey. En rien spécialiste de l’histoire juive, cet anthropologue et archéologue s’est taillé une réputation internationale en supervisant l’ouverture en 1998 du Te Papa, le Musée national de Nouvelle-Zélande. Dans un pays qui ne compte que 3,7 millions d’habitants, sa fréquentation a atteint 730 000 visiteurs au cours de ses trois premiers mois d’existence ! Pour transmettre son message, le musée a eu recours à la technologie la plus avancée, empruntant son outil à l’industrie du loisir. Aussi, après cette expérience, l’intervention de Ken Gorbey au Musée juif de Berlin était attendue avec curiosité, et même scepticisme. Étonné par ces craintes, ce dernier nous rassure en nous livrant quelques clefs de son travail.
Quelles méthodes et quels choix ont présidé à l’élaboration de l’exposition permanente du Musée juif de Berlin ?
Nous nous sommes concentrés sur trois grandes sections : 2 000 ans d’histoire juive en Allemagne ; le judaïsme et la vie juive ; les conséquences dévastatrices de l’Holocauste et le renouveau hésitant de la vie juive en Allemagne. Cette dernière section se termine par plusieurs questions provocantes, comme : “Un Juif pourrait-il devenir président de l’Allemagne ?” Pour la méthode, n’oublions pas qu’il s’agit d’un musée fondé sur le savoir. Le parcours a été élaboré par un vaste groupe de chercheurs et validé par des spécialistes. Nous nous appuyons sur des connaissances solides. Mais un bon musée est comme un bon film, un bon programme télé, une bonne pièce de théâtre : une expérience rythmée avec des pics et des creux. À quel moment les gens vont-ils avoir une décharge d’adrénaline ? Quand vont-ils être surpris et heureux ? Quand vont-ils être plutôt recueillis et contemplatifs ? Ce sont quelques-unes des questions qui nous importent. D’autant que nos collections ne sont pas riches. La majeure partie des pièces visibles ici sont “des objets de mémoire”. Ils résultent d’une bureaucratie allemande qui s’est employée à effacer tout témoignage. Ce sont des choses que les gens pouvaient emporter avec eux, surtout de petits objets. Pour cette raison, nous avons développé, en même temps que le concept de l’objet existant, le concept du “manquant”.
Comment ce concept fonctionne-t-il ? A-t-il un lien avec les “vides” qui caractérisent le bâtiment de Daniel Libeskind ?
En partie seulement. Le concept de “vide” élaboré par Daniel Libeskind traverse l’ensemble du bâtiment sous forme de séquences. Afin d’obtenir une certaine réalité architecturale dans les espaces d’exposition, le vide est exprimé de manière théâtrale à l’aide d’un grand mur noir. C’est entre ce mur et la collection que nous avons introduit par deux fois la “galerie du manquant”. Nous avons demandé à un artiste contemporain, Via Lewandowsky, d’interpréter des études menées sur des choses disparues, et de leur donner une nouvelle vie sous forme d’œuvre d’art. Son attention s’est portée sur trois sujets. Tout d’abord, la Judaica Encyclopedia, la plus haute expression du savoir académique juif allemand. Elle fut interrompue et confisquée par les nazis : les livres brûlés, les presses détruites. Ensuite, l’hôpital juif de Francfort. Fermé, aryanisé, et réouvert, il a été plus tard détruit par une bombe. Le troisième élément de cette sélection vise à évoquer une culture tout simplement “vidée”. Il a pris pour objet la sculpture d’Otto Freundlich dont les nazis se sont servis pour l’affiche de leur exposition l’“Art dégénéré” en 1937. C’est dans l’espace situé en face des vides de Libeskind, et non dans les vides eux-mêmes, que Via Lewandowsky a installé des sculptures monumentales. Elles sont une réponse.
Comment avez-vous appréhendé le reste d’un bâtiment connu pour sa complexité ?
Au cours des deux mois qui ont suivi mon arrivée, j’ai promis à Daniel que nous ne ferions jamais rien qui puisse nuire à son architecture. Nous ne construirons rien qui puisse altérer sa réalisation de façon permanente. Cependant, lorsqu’il y avait une fenêtre dans un mur dont nous avions vraiment besoin, nous avons construit devant. Mais, en général, nos architectes, Petra Winderoll et Klaus Würth, ont su s’accommoder des fenêtres. Elles sont précisément les éléments les plus difficiles du bâtiment.
Shaike Weinberg, consultante au Musée juif de Berlin, et Michael Blumenthal, son directeur, ont été très actifs au sein de l’Holocaust Memorial Museum de Washington. Vous êtes-vous inspiré de ce musée ? Comment approchez-vous la question de l’Holocauste ?
Le mémorial Yad Vashem en Israël et l’Holocaust Museum de Washington sont devenus des modèles. Ils ont inspiré de nombreux musées ouverts par la communauté juive partout dans le monde. Leur modèle est important, mais il faut comprendre qu’il est assez limité. Il traite presque exclusivement du processus bureaucratique et technologique de l’extermination. C’est pour cette raison qu’il a été critiqué. Qui sont les Juifs ? Dans ces musées, on a presque l’impression qu’ils ne s’agit pas d’une culture, mais uniquement de la matière passée dans la machine exterminatrice des nazis. Il était important d’être attentif à cela. Ici, nous appréhendons l’Holocauste de deux façons. En premier lieu, Daniel Libeskind nous a donné deux temps d’“architecture commémorative” : la Tour de l’Holocauste et le Jardin de l’Exil. Ensuite, nous avons une section de l’exposition entièrement consacrée à l’Holocauste. Mais c’est un musée qui couvre 2 000 ans d’histoire. Il ne s’agit pas d’une préhistoire de l’Holocauste, mais de l’histoire d’un peuple. Nous voyons une culture, toutes ses réalisations au même titre que ses faiblesses, et nous le faisons de la manière la plus riche possible. Lorsque nous arrivons en 1933, il ne s’agit pas du processus de mort, il s’agit de la réaction du peuple juif en Allemagne face à cet étau qui se resserre sur lui, des choix qu’ils avaient ou n’avaient pas, du fait qu’une partie de la population juive a fui et qu’une autre a été déportée. Nous considérons ces vies comme celles d’individus. Elles sont perçues par les yeux de ceux qui furent tués ou forcés à l’exil. Vous ne trouverez pas ici de nombreuses svastikas, des portraits d’Hitler ou de bourreaux, mais vous verrez une population essayant de vivre entre 1933 et 1945. Vous découvrirez ensuite le résultat dans les salles traitant de l’après-guerre.
Combien de visiteurs attendez-vous et combien de départements possède le musée ?
J’aimerais pouvoir dire un demi-million. Ce serait merveilleux, mais, à dire vrai, je n’en sais rien. Enfin, un Musée juif en Allemagne, et en particulier à Berlin, doit respecter certaines “limites” de sécurité. La question n’est pas de savoir combien de visiteurs nous pouvons accueillir dans le bâtiment, mais combien de personnes nous pouvons admettre avec un dispositif donné de sécurité. Concernant les départements, nous en avons trois : un pour la collection permanente, un pour la recherche et un pour la pédagogie. Nous sommes aussi en train de créer un institut de recherche. Nous mettons sur pied un musée plutôt standard, et je suis un muséologue assez traditionnel. Aussi, je m’étonne quand on m’accuse de construire un Disneyland.
- Musée juif de Berlin, à partir du 9 septembre, Lindenstrasse 9-14, Berlin, tél. 49 30 308785 681, tlj 10h-20h, www.jmberlin.de
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Ken Gorbey - Des objets de mémoire pour « 2000 ans d’histoire juive »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°131 du 31 août 2001, avec le titre suivant : Ken Gorbey - Des objets de mémoire pour « 2000 ans d’histoire juive »