Né en 1963 à la Havane, l’artiste émigre avec sa famille aux Etats-Unis à l’âge de six ans. Installé en Californie, région de refuge pour de nombreux exilés politiques ou économiques de l’Amérique latine, Jorge Pardo incarne véritablement le mythe du rêve américain. Il commence des études en biologie à l’Université d’Illinois à Chicago avant de s’inscrire au Art Center College of Design à Pasadena (Californie), où le jeune étudiant en peinture développe une sensibilité pour le design. Au tournant des années 90, il commence à réaliser des œuvres fonctionnelles ou encore récupère et modifie des objets (battes de base-ball, banc de musée, échelle...), en suggérant des notions comme la frontière, le transfert (de l’objet, sa fonction, son identité, son utilité, sa valeur) qui font écho à sa propre migration. Cependant, Pardo atteint sa maturité artistique quelques années plus tard, par des installations qui lient des objets design mythiques à des meubles de sa propre conception, déplaçant le quotidien de l’espace privé dans l’espace public d’exposition. Pour Pardo, le mobilier « (...) n’est pas quelque chose qui puisse facilement être associé à la sculpture. C’est autre chose, mais c’est malgré tout comme cela que je l’appelle. Dans un sens, un objet, considéré en tant qu’œuvre doit être un peu inefficace ». En 1994, l’artiste réalise Ten Books Ten People, une édition de dix plans de maisons dont l’acquisition permet leur réalisation. Invité peu après par le Los Angeles Museum of Contemporary Art pour un one man show, l’artiste propose la réalisation de l’une de ses maisons à proximité du musée, au 4166 Sea View Lane. « Je voulais cerner les limites du lieu.
Où les expositions peuvent commencer, ce que les responsables peuvent accepter ou non », explique Pardo. Terminée en 1998, cette construction est une véritable œuvre d’art totale de la fin du XXe siècle, dans la droite lignée du Merzbau de Kurt Schwitters ou de la maison à Marfa de Donald Judd. Cependant, pour Pardo, il s’agit bien d’une sculpture qui est aussi une maison : « Je ne me sens pas à l’aise comme architecte et je ne me sens pas non plus à l’aise comme designer, car je ne suis ni l’un, ni l’autre. C’est comme lorsqu’on vient d’un autre pays ou quelque chose de ce genre. Tu n’oublies simplement jamais que tu n’es pas d’ici. » Des éléments curieux comme l’escalier-bibliothèque, la façade aveugle quasi minimaliste et l’organisation particulière de l’espace dévoilent l’identité de 4166 Sea View Lane. Ce « work in progress » questionne plus largement la nature existentielle de l’œuvre : née comme lieu d’exposition, la maison ferme ses portes quelques semaines plus tard pour devenir tout simplement la résidence de l’artiste. Cette maison fait partie d’un triptyque constitué par ailleurs d’un voilier habitable (inspiré par Schindler) présenté en 1997 au Musée d’Art contemporain de Chicago, et d’un embarcadère en séquoia californien abritant un distributeur automatique de cigarettes et « délocalisé » la même année sur le petit lac de Münster en Allemagne. Ces sculptures, qui par leur déplacement perdent leur utilité, incitent le public à faire une pause, pour contempler le monde et prendre plaisir à la vie. Cette manière de déplacer un objet, un meuble ou une structure, d’un endroit où on s’attend à le voir à un autre, où il paraît aberrant ou moins adapté, semble incarner la cohabitation de deux cultures opposées qui habitent l’artiste.
Cette dualité se traduit dans son travail par une dialectique entre les mondes industriel et artisanal, entre beaux-arts et arts appliqués, l’amenant notamment à sous-traiter à des artisans mexicains la réalisation de lampes et de carrelages en céramique. Ainsi le choix des couleurs – oscillant souvent entre l’ocre, l’orange et le vert – a peut-être autant à voir avec une esthétique des années 50 qu’avec l’univers coloré de l’Amérique centrale. Depuis ces réalisations, Pardo s’est de plus en plus concentré sur des commandes provenant du milieu de l’art, comme le réaménagement récent de l’entrée du Dia Center for the Arts à New York (2000) ou encore la construction actuelle d’une résidence d’accueil au sein d’une école d’art et de design au Danemark (Krabbesholm Hojskole, Skive). Mais surtout – et c’est un fait rare pour un artiste – il répond à de nombreuses commandes provenant du monde des affaires, réalisant entre autres pour le pavillon des foires de Leipzig un café où ses propres meubles côtoient ceux de Frank Gehry (1996), intégrant ses œuvres dans les parties communes de la Landesbank Baden Württemberg à Stuttgart et achevant actuellement pour la halle des turbines de Stadtwerke Düsseldorf un immense sol en carrelage et des murs couverts de ses peintures informatiques.
Pardo explique, lors d’un cours sur l’espace photographique qu’il donne à ses étudiants en sculpture à UCLA, « (...) la manière dont vous voyez le monde a beaucoup à faire avec la manière dont vous prenez des photos. Pour moi, Godard est un photographe particulièrement intéressant même s’il s’affiche avant tout comme un réalisateur ». Peut-être Pardo est-il aussi avant tout un réalisateur, comme le suppose l’artiste Philippe Parreno, sans pour autant jamais utiliser le film : il contrôle et dirige le regard, coordonne et met en synergie les étapes de réalisation, met en dialogue réalité et fiction, le contenu et la beau, l’espace public et privé, par un regard sur la société qui rappelle l’optimisme hollywoodien.
- DEURLE, Museum D’Hondt-Dhaenens, Museumlaan 14, tél. 32 9282 5123, 14 avril-16 juin.
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Jorge Pardo
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°535 du 1 avril 2002, avec le titre suivant : Jorge Pardo