Entretien

Jean Polet, historien de l’art de l’Afrique subsaharienne

« Le Musée du quai Branly n’a pas su se démarquer du pavillon des Sessions »

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 30 mars 2010 - 1096 mots

Jean Polet, professeur à l’université Paris-I, directeur de l’équipe de recherche consacrée aux Arts de l’Afrique subsaharienne au sein de l’équipe l’HiCSA (Histoire culturelle et sociale de l’art), porte un regard critique sur les choix opérés au pavillon des Sessions et au Musée du quai Branly.

Dix ans après l’inauguration du pavillon des Sessions et quatre ans après l’ouverture du Quai Branly, la coexistence des deux espaces vous semble-t-elle encore légitime ?
Tout ce qui s’est passé autour du pavillon des Sessions puis du Quai Branly relève plus de la digestion par la France des arts venus  d’ailleurs que de la reconnaissance des cultures africaines ou océaniennes. Les projets s’inscrivent dans des rapports franco-français.

 Au moment où Jacques Kerchache a publié son manifeste pour que les arts d’Afrique entrent au Louvre (je travaillais alors au Musée des arts d’Afrique et d’Océanie, le MAAO), le débat était centré autour de ce musée extraordinaire qu’est le Louvre (« Y ont-ils droit ou non ? »). Aujourd’hui, poser la question de la légitimité du pavillon des Sessions se justifie pour la simple et bonne raison que le Quai Branly n’a pas su se démarquer du pavillon des Sessions et de son postulat de départ consistant à donner une vision esthétique des pièces.

Le pavillon est, selon moi, un mausolée à la gloire des arts d’Afrique. Héritier du Musée de l’Homme et du MAAO, le Quai Branly promettait d’être plus axé sur l’histoire des arts et des cultures africaines. Hélas, comme le pavillon des Sessions, il ressemble avant tout à une superbe galerie parisienne. Les deux espaces font donc double emploi, sauf que le Quai Branly ne possède pas les chefs-d’œuvre ! Heureusement, celui-ci accueille des expositions passionnantes, conçues par d’autres. Et il est doté d’une médiathèque formidable, mais où le public ne se rend pas forcément à l’issue de sa visite.

Reprochez-vous au pavillon et au Quai Branly d’entretenir une vision trop descriptive de l’art ?
Si vous allez au pavillon des Sessions ou dans les espaces permanents du Quai Branly, vous avez l’impression que la colonisation n’a jamais existé, comme si l’art se trouvait en dehors du monde. Pourtant l’époque coloniale est au cœur de nos rapports avec l’Afrique et de notre appropriation des œuvres de ce continent. Le rôle des musées dans la connaissance de l’autre est fondamental, mais le discours doit se construire dans l’échange.

J’étais membre de deux des commissions de préfiguration du Musée du quai Branly, l’une vouée à la conservation, l’autre au parcours à proprement parler. Dès le départ, le projet a fait fausse route. Il s’appuyait sur d’anciens concepts, catégorisant les choses dans une logique purement géographique et ethnique, sans tenir compte des travaux de recherche réalisés au Nord comme au Sud. Au pavillon des Sessions et au Quai Branly, le temps s’est arrêté. Il faudrait maintenant poser un autre regard sur les objets, un regard analytique et interrogatif.

Quel rôle jouent le pavillon et le Quai Branly dans la recherche en histoire de l’art ?
Le musée inauguré en 2006 a deux tutelles, la Culture et la Recherche. Or cette dernière se résume à la mise à disposition de locaux situés quai Branly. Il s’agit donc simplement d’une structure d’accueil pour les institutions qui font de la recherche, mais il n’y a aucune initiative réelle. Avant que la gratuité pour les moins de 25 ans ne soit votée, seuls les étudiants de l’École du Louvre avaient accès au musée librement, les étudiants en histoire des arts d’Afrique de Paris-I devaient payer ! Aujourd’hui, les chercheurs sur les arts d’Afrique réalisent qu’il n’y a eu qu’un seul recrutement institutionnel depuis plus de vingt ans et désertent la discipline.

Il existe seulement une demi-chaire pour les arts d’Afrique subsaharienne en France, celle que j’occupe ! Si les ethnologues et anthropologues africanistes ont investi en grand nombre le Quai Branly, les spécialistes institutionnels des œuvres qui y sont exposées s’en sont peu à peu retirés (sauf à y délivrer quelques cours) – les œuvres, pourtant si proches, y étant devenues inaccessibles. La situation est dramatique…

L’ouverture du Quai Branly devait pourtant donner un nouvel élan à la recherche dans le domaine des arts d’Afrique, d’Océanie et d’Amérique…
Il y a encore un combat à mener pour le respect de ces cultures. Archéologue de formation, je dirige un chantier en Afrique de l’Ouest. Depuis dix ans, il n’y a plus aucune fouille strictement française. Nous collaborons toujours avec les universités et les chercheurs de ces pays, à la fois dans la définition des objectifs de recherche et dans la pratique de terrain : cela me semble le b.a.-ba d’un travail scientifique sérieux. Pour les arts, il n’y a rien d’équivalent. Pourtant, il existe des musées extraordinaires avec lesquels collaborer comme le Musée de Bamako, au Mali, ou les quatre musées de chefferies créés très récemment dans les Grassfields, au Cameroun.

Je suis en fait persuadé que les responsables du Quai Branly, comme le monde des galeries parisiennes d’art africain, croient que l’« art africain authentique » est mort à la suite du contact avec l’Occident pendant la colonisation, mort à la suite du contact avec un Islam en expansion, et que la créativité des sociétés, dans ce domaine, s’y est éteinte.

Très logiquement, pourquoi financer des recherches de terrain pour un objet disparu ou dont l’authenticité a été « polluée » ? En 1993, l’exposition « Vallée du Niger », au MAAO, avait donné lieu à une vraie collaboration scientifique. Il faut en finir avec le système unilatéral actuel et monter conjointement les projets. Sans entrer ici dans le débat mondial qui s’annonce sur la restitution, il faut au moins que les institutions africaines aient très vite accès aux œuvres qui sont chez nous.

Quels sont vos partenaires et où vont travailler vos étudiants, si ce n’est au Quai Branly ou au pavillon des Sessions ?
Nous travaillons avec les chercheurs et musées africains, anglais, belges, hollandais, ces deux derniers offrant des possibilités d’accueil aux chercheurs étrangers inexistantes au Quai Branly. Son unique offre consiste, chaque année, en quatre bourses post-doctorales essentiellement orientées vers leurs propres collections…

La Fondation Dapper octroyait déjà, il y a vingt ans, des bourses sans rien demander en retour et parfois pour des sujets d’archéologie africaine très austères. Toute recherche est une prise de risque : celui de financer quelque chose qui peut aboutir ou non. Il n’y a pas de certitude. Aujourd’hui, si l’on veut des crédits, il faut en donner les résultats avant même d’avoir commencé les recherches ! Le Quai Branly s’inscrit dans cette logique de rentabilité incompatible avec la recherche.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°322 du 2 avril 2010, avec le titre suivant : Jean Polet, historien de l’art de l’Afrique subsaharienne

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