Conservateur général du patrimoine, Jean-Pierre Cuzin devient dès 1973 conservateur au département des Peintures du Musée du Louvre, département qu’il dirige de 1994 à 2003, avant de donner sa démission. Actuellement adjoint au directeur général de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), il commente l’actualité à l’occasion de la parution aux éditions Mengés d’un ouvrage sur Fragonard, ses sources et sa postérité.
Alors que vient d’ouvrir au Musée Jacquemart-André, à Paris, une exposition consacrée au peintre, vous publiez un ouvrage sur l’influence de Fragonard, un sujet abordé lors d’une exposition organisée par vous à Barcelone en 20o6. Quelle est la portée de cette démarche ?
Au cours de leurs carrières, tous les peintres ont réalisé des copies, tous ont travaillé d’après ou contre un artiste en le prenant comme maître, comme rival. Prendre appui sur ses prédécesseurs, les dépasser, parfois les caricaturer, c’est un phénomène essentiel dans l’histoire de l’art qui peut être expliqué simplement en juxtaposant des images. Cette façon de faire de l’histoire de l’art avec les yeux, avec sa propre sensibilité, est accessible à tout le monde. Mais il faut, bien entendu, faire attention à ne pas imaginer des rapports contestables entre les œuvres. L’exposition organisée sur Fragonard à Barcelone utilisait largement ce procédé et essayait de traiter deux aspects essentiels de son œuvre : d’une part ses propres sources d’inspiration, d’autre part sa postérité. Dans l’exposition, j’évoquais l’influence de Fragonard en empruntant largement au XIXe siècle, avec des artistes comme Daumier, mais aussi à des artistes vivants. L’ouvrage traite essentiellement de son influence sur l’époque moderne et contemporaine. Si Fragonard n’a pas beaucoup intéressé les avant-gardes du XXe siècle, on assiste depuis les années 1990 à un regain d’intérêt pour l’artiste. Le livre explore les différents regards portés par nos contemporains sur lui. Cela va jusqu’à la contestation sociale, comme en témoigne l’œuvre de Yinka Shonibare qui clôturait l’exposition de Barcelone. Son installation The Swing (Tate Britain, Londres) est inspirée par L’Escarpolette de Fragonard présente dans la Wallace Collection à Londres. Cela dit, il faut se méfier d’une attitude systématique qui consiste à placer à la fin d’une exposition consacrée à un artiste ancien une œuvre contemporaine. Par ailleurs, placer provisoirement des œuvres de notre temps dans les salles d’un musée d’art ancien est devenue une mode, dans la plupart des pays du monde. Au contraire, passer commande, comme le fait le Louvre, à un grand artiste contemporain tel Anselm Kiefer pour un décor permanent du musée est en soi une bonne chose. Je crois que la création contemporaine ne doit pas être simplement juxtaposée à l’art ancien, elle doit intervenir dans le cadre d’une réflexion réelle et dans le souci d’enrichir le regard. Cette tendance actuelle participe aujourd’hui souvent, j’en ai peur, d’un goût du provisoire, de l’éphémère, qui rompt totalement avec la vocation première d’un musée. On ne peut pas tout faire en même temps.
Cette tendance semble pourtant se généraliser dans l’ensemble des grands musées...
Je réagis en tant que spécialiste de la peinture ancienne et comme quelqu’un de ma génération. Je crois que la confrontation dans les salles du musée de l’art ancien et de l’art moderne et contemporain ne sert ni l’un, ni l’autre. Même avec la meilleure volonté du monde, on en arrive à nier la mission essentielle du musée : l’art ancien devient illisible, et même parfois, invisible au sens propre, sans pour autant faire accepter l’art de notre temps. Pourtant, il est essentiel de montrer qu’il n’y a pas de coupure entre art ancien et moderne. La solution est à trouver dans les expositions temporaires, petites ou grandes, qui peuvent faire comprendre l’art contemporain à partir de l’ancien et inversement. Je pense à « Polyptiques », organisée au Louvre en 1990 par Michel Laclotte. C’est ce que j’ai essayé de faire à plusieurs reprises, lors de l’exposition « Raphaël et l’art français » en 1983, ou encore, en 1993, à l’occasion du deuxième centenaire du Musée du Louvre, avec l’organisation d’une manifestation évoquant le principe même du musée tel qu’il avait été conçu lors de la Révolution française, c’est-à-dire comme un lieu destiné aux artistes. L’idée était de s’interroger sur la question des copies et des dérivations de tout type de l’ancien par les modernes. Plus récemment, j’ai participé, avec Alain Pasquier et Jean-René Gaborit, à la conception de l’exposition « D’après l’antique », qui traitait de questions analogues. À Paris, il existe une juxtaposition de musées dont les collections sont totalement scindées par période et ne peuvent dialoguer entre elles. Le Centre Pompidou est coupé de l’art ancien, qui se trouve au Louvre, ou du XIXe, conservé à Orsay. Cette situation empêche de comprendre le phénomène continu de la création artistique – une continuité certes ponctuée de ruptures. Rubens s’inspire de Michel-Ange ; Delacroix copie Rubens ; Picasso paraphrase Delacroix ; Picasso est lui-même repris par Lichtenstein… Rapprocher ces œuvres les unes des autres permet un discours visuel très utile pour le public et rend l’histoire de l’art beaucoup plus vivante. Il est regrettable qu’on ne puisse pas passer de David et Delacroix à Manet, Seurat puis Picasso, puis aux contemporains, ce que fait par exemple le Metropolitan Museum of Art à New York dans un même gigantesque musée. Finalement, cela est possible en régions, dans des institutions de moindre taille.
Pensez-vous que les musées français aient tous en tête ce souci de rapprocher la création contemporaine de l’art ancien ?
Je l’espère. Mais la situation est aujourd’hui paradoxale. Cette démarche, en laquelle j’ai beaucoup cru et je crois toujours, de conduire au contemporain par l’art ancien, semble actuellement s’inverser. Aujourd’hui, l’art moderne et contemporain a gagné la partie. Sur le plan national, l’attitude des élus, celle des grands collectionneurs, des maisons de ventes, le rôle des enseignants (pour beaucoup par goût et conviction, pour certains par cynisme et « jeunisme »), montre une sensibilité accrue pour l’art contemporain – ce qui est une excellente chose en soi –, qui m’effraie un peu. Pensons que l’un des derniers tableaux de Raphaël s’est vendu récemment à peine plus cher qu’une œuvre d’Andy Warhol et moins que deux Bacon ! L’art ancien, qui exige tant de vraie culture, n’est plus aimé. Je crains en effet que ce soit surtout l’aspect ludique, provisoire et immédiatement séduisant de la création contemporaine (il y a peu jugée hermétique et absconse !) qui soit mis en avant, et qu’il ne faille aujourd’hui plaider pour l’art ancien, comme si on assistait à une sorte de retournement de situation. Que les grands musées d’art ancien accueillent l’art contemporain sous ses formes les plus bruyantes, cela peut correspondre à une absence d’exigence, et presque, en caricaturant, à un effacement du musée d’art ancien. L’absence de tout enseignement de l’histoire de l’art renforce ce phénomène.
À ce sujet, peut-on encore espérer la création d’une agrégation d’histoire de l’art (lire p. 35) ?
Hélas, l’agrégation d’histoire de l’art ne semble guère d’actualité. On ne peut que souhaiter un renforcement de l’histoire de l’art dans les établissements scolaires. Mais les professeurs d’histoire, d’arts plastiques ou de lettres, même intéressés par l’histoire de l’art, ne peuvent remplacer un historien de l’art. L’œuvre d’art peut être éclairée sous différents aspects, bien sûr. Les musées eux-mêmes font un important travail avec les classes, mais cela ne saurait palier l’absence d’un réel enseignement de l’art aux écoliers et lycéens. Seul celui qui cherche à étudier l’œuvre d’art dans son ensemble peut transmettre son savoir à des générations plus jeunes ; établir des « hiérarchies » ; introduire l’histoire des formes ; comparer époques, pays, personnalités de créateurs. Et c’est le seul moyen pour que les Français apprécient et respectent le patrimoine de leur pays.
Récemment, le ministère de la Culture a posé la question du principe de l’inaliénabilité des collections publiques d’œuvres d’art...
L’idée même me paraît choquante, voire monstrueuse. Si les œuvres étaient aliénables, on n’aurait pas pu faire le Musée d’Orsay ! Tous les tableaux « pompiers » restés anonymes n’auraient pu être exposés, ils auraient été vendus. Le cas de Georges de La Tour est éclairant. Avant 1920, l’artiste n’existait pas, ses œuvres étaient attribuées à d’autres ou reléguées dans les réserves. On pourrait citer encore l’exemple de musées américains qui ont commis de graves erreurs. Un musée avait vendu un tableau mythologique attribué à Boucher, lequel s’est révélé, une fois restauré, un véritable chef-d’œuvre de Boucher, signé, documenté. Entre les erreurs possibles et l’évolution du goût, remettre en question l’inaliénabilité serait catastrophique. Il s’agit aussi d’une question de principe : un musée, c’est une collection permanente. Et beaucoup d’œuvres ont été données, léguées, par des gens généreux. Il est grave, d’un point de vue moral, de revendre ces pièces. Un musée n’est pas une entreprise ! Par ailleurs, il y a une question de bon sens : ou l’on vend les pièces secondaires, et l’on obtient peu d’argent, ou l’on vend les pièces majeures, on reçoit beaucoup d’argent, mais il n’y a plus de musée.
La gratuité des musées nationaux, bientôt expérimentée dans plusieurs établissements, vous semble-t-elle souhaitable ?
Sur le plan philosophique, j’applaudis des trois mains ! La gratuité des musées de la République serait formidable. J’admire d’ailleurs beaucoup les Anglais pour avoir maintenu la gratuité des musées à Londres, et ce contre vents et marées. Revenir à la gratuité tous les dimanches serait déjà une vraie mesure démocratique. Mais la gratuité totale me paraît concrètement impossible. Le Louvre accueille huit millions de visiteurs annuels, avec des moments où le musée est très embouteillé. Si le Louvre est gratuit, il y aura tout simplement trop de monde… Et pensons à la sécurité des œuvres ! Il faudrait regarder plus en détail l’expérience de gratuité des musées de la ville de Paris. Mais le goût pour les œuvres d’art, ce n’est pas seulement l’accès libre qui le détermine. « Ami, n’entre pas sans désir », lit-on au fronton du Palais de Chaillot. Apprendre et désirer, apprendre puis désirer, il n’y a pas d’autre issue. Par ailleurs, pour les établissements publics, c’est-à-dire les grands musées nationaux, les entrées représentent des ressources telles que le manque à gagner risque de poser de gros problèmes et de les obliger à trouver de nouvelles ressources, et ce par tous les moyens… Je ne vous fais pas un dessin.
Quelles expositions ont retenu votre attention récemment ?
Pour rester en France, deux expositions : d’abord celle très nouvelle et très enrichissante consacrée à Charles Mellin – présenté au Musée des beaux-arts de Nancy, et maintenant de Caen. Elle reconstitue et ressuscite un beau peintre français du XVIIe siècle complètement tombé dans l’oubli. [J’ai apprécié également] celle qui vient de se terminer au Musée d’Orsay, consacrée le marchand Ambroise Vollard, avec un ensemble de tableaux de Cézanne à couper le souffle. Deux expositions à la fois magnifiquement scientifiques et intelligemment « grand public ». Je mentionnerai enfin l’exposition exigeante et stimulante qui vient d’ouvrir au Musée des beaux-arts de Lyon, avec la participation de l’INHA, « Le plaisir au dessin », où dialoguent œuvres graphiques anciennes, modernes et contemporaines. Décidément, ce thème est dans l’air.
Jean-Pierre Cuzin, Dimitri Salmon, Fragonard. Regards croisés, éd. Mengès, Paris, 2007, 240 p., 44,95 euros.
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Jean-Pierre Cuzin, adjoint au directeur général de l’INHA
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°267 du 19 octobre 2007, avec le titre suivant : Jean-Pierre Cuzin, adjoint au directeur général de l’INHA