Rédacteur en chef des Cahiers du Musée national d’art moderne, Jean-Pierre Criqui est critique et historien d’art. Il est l’auteur de l’ouvrage Un Trou dans la vie. Essais sur l’art depuis 1960 (Paris, Desclée de Brouwer, 2002). Il est aussi régulièrement commissaire d’expositions, à l’image de « L’Horizon chimérique. Ed Ruscha — Jean-Marc Bustamante » au Musée d’art moderne et contemporain de Strasbourg, de mai à septembre 2007 et dont le catalogue, qu’il a dirigé, paraîtra en février 2008. Jean-Pierre Criqui commente l’année 2007.
2007 a été l’année du numéro 100 des Cahiers du Musée national d’art moderne. Vous en êtes le rédacteur en chef depuis 1994. Comment voyez-vous évoluer la critique d’art et la recherche en histoire de l’art en France ?
Ce sont deux domaines très liés et en même temps distincts. La critique d’art est un exercice libre qui peut être pratiqué par quiconque décide de le faire. La recherche est liée à l’enseignement, à l’université, et aussi aux musées. L’enseignement de l’histoire de l’art à l’université s’est développé et il concerne aujourd’hui de nombreux étudiants. Les Cahiers du Mnam, par rapport à il y a une dizaine d’années, témoignent ainsi d’une contribution plus nette de jeunes auteurs, « thésards » ou « post-thésards ». Quant à la critique, on ne peut pas dire que ses supports se soient accrus, même si de nouvelles revues sont apparues dernièrement, comme Trouble, par exemple, ou 20/27. Le développement me semble plus clair du point de vue de la recherche en histoire de l’art moderne et contemporain que du point de vue de la critique, ne serait-ce que parce que cette dernière se confond désormais souvent avec l’organisation d’expositions. L’exposition, du reste, quand elle relève effectivement d’une pensée, constitue une forme d’écriture non discursive. C’est une autre manière de faire une phrase, pour ainsi dire, et d’énoncer un argument. Elle semble en tout cas, par rapport à l’écriture de textes, un médium privilégié par les jeunes critiques. La critique est aussi plus éclatée, moins repérable, dans la mesure où elle se dissémine entre Internet, des gratuits, des revues à l’existence éphémère. En bref, le paysage est divers, morcelé, mais dynamique.
En 2007, nous avons connu une conjonction d’événements exceptionnelle, avec les biennales de Venise et de Lyon, la Documenta de Cassel et le Skulptur Projekte de Münster. Quels enseignements en tirez-vous ?
Il faudrait tout d’abord voir si le fait qu’elles se tiennent pratiquement en même temps est favorable à toutes ces expositions. La Documenta de Cassel et la Biennale de Venise sont de vastes entreprises, de lourds projets qui tiennent plus du rassemblement pur et simple que de l’exposition thématique. Münster est plus singulier parce que centré sur l’art public. La Biennale de Lyon avait instauré, quant à elle, une règle du jeu qui explicitait son fonctionnement. On voit les différences. La dimension propre au tourisme culturel est déterminante dans de tels événements : la Documenta 12 a, par exemple, battu en 2007 un record d’entrées [avec 754 000 visiteurs]. Je crois qu’il est dommage que ces expositions ne soient pas plus souvent fondées sur un thème précis et argumenté, si tant est que cela soit possible à une pareille échelle. Quelle est finalement la différence entre la foire de Bâle et la Biennale de Venise ?
N’assiste-t-on pas à un essoufflement du pouvoir des commissaires ?
Mais ce pouvoir n’est-il pas en dernière instance plus relatif que ce que l’on se plaît à dire ? Le rôle du commissaire est de présenter un point de vue, et dans le cas d’une exposition thématique, notamment, de construire un argument. Des expositions du Centre Pompidou comme « L’Informe » (1996), conçue par Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss, ou « L’Empreinte » (1997), par Georges Didi-Huberman, en ont fourni d’excellents exemples. Elles étaient en outre accompagnées d’ouvrages qui manifestaient de façon passionnante la pensée dont elles procédaient. Mais le travail du commissaire peut aussi tout bonnement consister à se mettre au service d’une œuvre afin de la montrer de la manière la plus satisfaisante possible, ce qui n’est jamais une tâche aisée, il faut le rappeler. On notera enfin que beaucoup d’artistes sont aussi commissaires, et avec de très bons résultats : pour leurs propres œuvres, bien sûr, mais aussi pour celles des autres, comme Ugo Rondinone, actuellement, au Palais de Tokyo ou Daniel Buren en diverses occasions.
Parmi tous les événements de 2007, quels sont ceux qui vous ont marqué ?
Je trouve que l’on a pu voir beaucoup de bonnes expositions en France, notamment dans les galeries. « Concretion Re », celle de Thomas Hirschhorn chez Chantal Crousel (Paris), était remarquable, comme celles de Bernard Frize chez Emmanuel Perrotin (Paris), Villeglé chez Vallois (Paris), ou encore le Californien Jeffrey Vallance, chez Nathalie Obadia (Paris), avec ses reliquaires, des constructions drôles et ambiguës accompagnées de textes fictionnels. Également les magnifiques photographies d’Éric Poitevin chez Nelson-Freeman (Paris). Dans les musées, l’exposition de Mathieu Mercier au Musée d’art moderne de la Ville de Paris m’a paru très intelligente et très réussie. Je me réjouis par ailleurs que Tatiana Trouvé ait reçu le Prix Marcel-Duchamp. C’est une œuvre intrigante et forte, des plus singulières. Plus que la Documenta ou les biennales, dans lesquelles prennent de toute façon place certaines œuvres excellentes, mais qui en tant qu’événements globaux ne donnent pas forcément lieu à des synthèses satisfaisantes, l’exposition qui m’a le plus impressionné est la rétrospective de Robert Gober au Schaulager, à Bâle. Gober est l’un des artistes les plus importants aujourd’hui, et la rencontre qu’il instaure entre l’esprit du surréalisme et celui du minimalisme me paraît sans équivalent. L’exposition constituait un modèle en matière de conception et d’installation, allant même jusqu’à reprendre dans une salle une autre exposition, avec des œuvres d’autres artistes, organisée auparavant par Gober à la Menil Collection, au Texas. Elle s’accompagnait enfin du catalogue raisonné de ses sculptures, un outil critique et scientifique d’une grande qualité. Je mentionnerai également la double exposition de Jeppe Hein et Chloe Piene, deux artistes qui ont l’un et l’autre la trentaine et sont d’ores et déjà très affirmés, au Carré d’art de Nîmes, cet automne. Le programme du Carré d’art, il faut le souligner, est d’un intérêt qui ne se dément pas au fil du temps. Au Casino de Luxembourg, l’exposition de toutes les Cloaca de Wim Delvoye, qui trouvait un prolongement au Mudam avec la machine de cette série qui y était exposée, était également un événement très réjouissant. Delvoye me semble être celui qui s’inscrit aujourd’hui le plus pertinemment dans la lignée de Warhol et de sa Factory, et je suis persuadé que son œuvre, qui est déjà très volumineuse même si l’artiste n’est né qu’en 1965, nous réserve sans aucun doute encore quelques surprises de taille.
Et dans les centres d’art ?
J’ai vu récemment au Crédac à Ivry-sur-Seine une exposition de Bojan Sarcevic qui était très étonnante : des sortes de petits pavillons ouverts, rappelant un peu certaines constructions modernistes des années 1920 et 1930, dans lesquels étaient projetés de courts films réalisés par l’artiste et montrant divers objets (pierres, branches, éléments de métal ou de Plexiglas, même un morceau de viande), le tout accompagné par des musiques commandées pour l’occasion. Cela m’a paru relever d’une sorte d’exercice d’obsolescence très subtil, peut-être à la fois ironique et mélancolique. Au CAC Brétigny, à Brétigny-sur-Orge, l’exposition de ce duo de graphistes allemands installés à Paris, Vier5, qui conçoivent les affiches du centre d’art depuis que Pierre Bal-Blanc en est le directeur, mérite d’être signalée. Ce sont des graphistes remarquables, extrêmement inventifs, qui ont aussi créé la signalisation de la dernière Documenta, l’une des choses les plus réussies de cette manifestation. Enfin, comment ne pas penser aussi à toutes les expositions que je regrette de ne pas avoir vues, comme celles de Tino Sehgal en ce moment au Walker Art Center de Minneapolis et à la galerie Marian Goodman à New York, qui doivent être formidables.
Et chez les modernes ?
J’ai énormément apprécié l’exposition « Picasso cubiste » du Musée Picasso, à Paris. Là encore, une sorte d’intelligence de l’art se déploie devant nous et l’on voit comment, en quelques années seulement, se met en place tout un système plastique, formel, d’une inventivité extraordinaire. Il y avait quelque chose de pareillement fascinant dans la rétrospective « Jasper Johns », au Kunstmuseum de Bâle l’été dernier. Le Johns des dix ou quinze premières années donne la même impression d’allégresse inventive que Picasso entre Les Demoiselles d’Avignon et la fin des années 1910.
Que retenez-vous dans le domaine de l’édition ?
En tant que critique et historien de l’art, mais aussi rédacteur en chef de revue, j’essaie de prêter le plus d’attention possible à ce qui se publie. Beaucoup de travaux intéressants paraissent, même s’il n’est pas toujours facile de les repérer. Je pense au nouveau livre de Jean-Claude Lebensztejn, Transaction, que publie un excellent petit éditeur, Kargo. Il s’agit d’une étude sur Claude-Nicolas Ledoux, l’architecte révolutionnaire, et son Oïkema, un projet de bordel à plan phallique, une sorte d’« érection abstraite » comme le démontre Lebensztejn. Il y a là déjà quelque chose de l’architecture postmoderne, sans parler des liens avec ce que fait aujourd’hui l’Atelier Van Lieshout. L’Art de la photographie, dirigé par André Gunthert et Michel Poivert chez Citadelles & Mazenod, constitue une somme qui renouvelle la vision de la photo et de son histoire. Fresh Théorie III, rendez-vous annuel dirigé par Mark Alizart et Christophe Kihm, chez Léo Scheer, proposait de nouveau un ensemble d’essais très stimulants. Sur le cinéma, Jacques Aumont a publié cette année deux livres importants : L’Œil interminable, aux éditions La Différence, réédition très augmentée d’un recueil précédent qui va de Louis Lumière à Jean-Luc Godard et s’attache notamment à tous les allers-retours entre cinéma et peinture, et aussi un essai aux éditions des Cahiers du cinéma, intitulé Moderne ? Comment le cinéma est devenu le plus singulier des arts. Les arts plastiques existent aujourd’hui dans un contexte plus élargi que jamais, et les études sur le cinéma, l’architecture ou les médias jouent un rôle déterminant pour notre compréhension de cette situation.
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Jean-Pierre Criqui, rédacteur en chef des Cahiers du Mnam
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°272 du 4 janvier 2008, avec le titre suivant : Jean-Pierre Criqui, rédacteur en chef des Cahiers du Mnam