Jean-Paul Felley (né en 1966) et Olivier Kaeser (né en 1963) ont ouvert en 1994 à Genève un centre d’art indépendant, baptisé « Attitudes », tourné vers l’expérimentation en art contemporain. Les deux historiens de l’art ont pris la direction le 1er octobre 2008 du Centre culturel suisse (CCS) de Paris à la tête duquel le duo a été nommé par la fondation Pro Helvetia pour six ans. Ils commentent l’actualité.
Vous avez pris vos fonctions à la tête de CCS le 1er octobre, succédant à Michel Ritter, décédé en mai 2007. Pourquoi cette nomination est-elle arrivée si tard ?
Olivier Kaeser : La vacance a été longue principalement parce qu’il y avait des pressions en Suisse, venues notamment du parti de la droite dure, pour fermer le Centre. Pro Helvetia s’est attelée à cette question et a lancé une consultation internationale pour recueillir les avis de professionnels sur la pertinence du Centre culturel suisse de Paris. Cette consultation a démontré que le Centre était très bien implanté dans les scènes parisiennes, jouait parfaitement son rôle par rapport aux arts suisses, et qu’il était pertinent de poursuivre son activité. Cette décision a été prise peu avant la fin de l’année 2007. Puis a été lancé le concours pour le poste.
Jean-Paul Felley : Cette procédure est arrivée au bon moment pour nous. Nous ne cherchions pas une place, mais, depuis plusieurs années, Attitudes diversifiait son panel d’activités, tout en restant lié à l’art contemporain. Nous nous sommes présentés à ce concours sans trop y croire, pour une raison : nous nous présentions à deux. Pour nous, cela a été une surprise qu’ils choisissent un duo.
Le CCS a suscité une vive polémique lors de l’exposition de Thomas Hirschhorn en 2005. Ces tensions sont-elles apaisées aujourd’hui ?
O. K. : Michel Ritter a eu des difficultés avec l’équipe à son arrivée en 2002. Ensuite, il y a eu l’affaire Hirschhorn, qui a été fabriquée par la presse de boulevard suisse et qui a été immédiatement relayée par certains parlementaires. C’est une petite chose qui a mis le feu aux poudres et a eu deux conséquences : d’une part, cela a provoqué une coupe par les chambres fédérales d’un million de francs suisses dans le budget de Pro Helvetia ; ensuite, l’exposition Hirschhorn a été la plus visitée de l’histoire du Centre culturel suisse de Paris !
J.-P. F. : C’est un acte de censure rare en Europe pour un pays comme la Suisse. D’ailleurs, le Centre a présenté récemment une pièce du metteur en scène Christoph Marthaler qui ironisait sur l’UDC [Union démocratique du centre, droite populiste], sans qu’il y ait aucune retombée. L’affaire Hirschhorn a eu lieu à un moment où le parti de [Christoph] Blocher était très fort.
O. K. : Au-delà de cela, le CCS a une activité foisonnante, diversifiée. Il a connu deux années un peu difficiles en 2007 et 2008 avec le décès de Michel, et c’est son équipe qui a tenu la boutique jusqu’à notre nomination.
Actuellement, le gouvernement envisage de fermer les centres culturels français situés en Europe occidentale. Quelle est selon vous la mission d’un centre culturel comme le CCS ?
J.-P. F. : Cette politique de réduction est spécifique à la France, avec sa coupe de 30 %, alors que le budget du British Council [l’agence culturelle britannique] augmente de 6 %, celui du Goethe-Institut [centre culturel allemand] de 20 % et celui de l’Instituto Cervantes [centre culturel espagnol] de 66 %. En période de crise, c’est une erreur incroyable que de couper dans la culture. Il est ensuite très difficile de reconstruire. D’autant que la France n’a pas encore trouvé la bonne manière d’exporter sa culture. La Suisse est un pays culturellement très fort. Elle est considérée comme le pays où se comptent le plus de musées au mètre carré. Le plus vieux centre d’art contemporain de France est le Consortium à Dijon, qui existe depuis vingt-sept ans. La plus vieille Kunstverein [association d’amateurs d’art] de Suisse est celle de Bâle, créé en 1839, qui a ouvert sa Kunsthalle [centre d’art contemporain] en 1869. Cela fait des générations de gens qui ont soutenu la culture. Et nous pouvons bénéficier de ce passé en Suisse.
O. K. : Le CCS de Paris joue au moins deux rôles : le premier est celui de relais actif et diversifié entre la Suisse et Paris ; le second est d’être un lieu dynamique dans les scènes artistiques parisiennes (art contemporain, musique, danse, cinéma, théâtre…)
J.-P. F. : Le CCS a aussi un statut particulier. En tant que directeurs, nous jouissons d’une latitude totale sur la programmation. Nous dépendons de la fondation Pro Helvetia, dont le budget est voté par la Confédération.
Quels vont être les grands axes de votre programmation ?
O. K. : Nous parlons beaucoup du Centre comme d’une « ruche », c’est une manière d’insister sur la nécessité de faire découvrir des œuvres et des artistes, mais aussi, de produire des œuvres, ainsi lors de notre première exposition, « Andres Lutz & Anders Guggisberg » [1]. Nous souhaitons aussi provoquer des rencontres spéciales, comme les concerts de Polar. Et développer une dimension pas nécessairement visible par le grand public, avec des workshops, des rencontres…
J.-P. F. : Nous avons toujours travaillé dans la production, c’est-à-dire sans filet, puisque l’on ne sait jamais vraiment avant l’inauguration à quoi ressemblera l’œuvre. Nous croyons vraiment dans les artistes que nous invitons. Nous avons aussi changé complètement la communication du CCS pour que l’on n’ait plus l’impression que tout est soumis à l’exposition. Maintenant, nous mettons en avant chaque domaine sans hiérarchie. Les débats sont par exemple essentiels. Nous allons enfin renforcer la présence de l’architecture.
O. K. : Dans les neuf semaines qui constituent le premier programme, nous proposons dix projets. Nous voulons créer des débats, que cela râpe un peu, crée du plaisir ou de la controverse. En amont, nous publierons un nouveau journal, Le Phare, un élément d’information, d’accompagnement du projet et qui fera rayonner le Centre au-delà de ses murs.
L’art contemporain va-t-il rester la colonne vertébrale de la programmation ?
O. K. : Les arts contemporains au sens large. Il n’y aura pas de hiérarchie, mais des fonctionnements différents en fonction des disciplines. Pour le deuxième programme, le point fort sera le cinéma.
Quelle est votre expertise de la scène parisienne ?
O. K. : L’offre est immense. Nous sommes à mille lieux de certains critiques d’art qui disent qu’il n’y a rien d’intéressant à Paris. En même temps, il y a des choses à tenter ici, sur le plan de la musique, des arts performatifs… Nous allons ainsi lancer un petit festival des arts vivants dont la première édition aura lieu entre le 15 et le 20 septembre.
J.-P. F. : Dans les arts visuels, Paris est une ville exceptionnelle. Marc-Olivier Wahler fait par exemple un travail extraordinaire au Palais de Tokyo.
O. K. : Je voudrais aussi donner un coup de chapeau au réseau Tram [Île-de-France], parce qu’il s’y passe des choses passionnantes. C’est un cas unique au monde que ce très grand nombre de centres d’art actifs, parfois pluridisciplinaires, situés entre 20 et 40 minutes du centre de Paris. Ensemble, ils créent une scène d’une grande vitalité.
Que va devenir le centre d’art associatif que vous dirigiez auparavant à Genève, Attitudes ?
O. K. : Attitudes poursuit deux branches de ses activités : l’édition et le commissariat d’expositions extra-muros. Nous allons continuer à publier des livres d’artistes. Dès la deuxième année d’existence d’Attitudes, en 1995, nous avons organisé des expositions à l’extérieur. La prochaine est prévue en 2010 à Beyrouth. Nous y tenons parce que cela nous confronte chaque fois à un autre contexte, à l’exemple de Buenos Aires en 2003, Santiago du Chili en 2005 ou du Crédac à Ivry-sur-Seine en 2007.
J.-P. F. : C’est exceptionnel de la part de Pro Helvetia d’avoir accepté qu’Attitudes puisse continuer d’exister dans notre temps de travail. L’autre facette concerne l’espace d’exposition à Genève. La Ville nous a retiré notre subvention et c’est finalement la Haute école d’art et de design de Genève qui va reprendre l’espace, où nous aurons un bureau. Celui-ci s’appellera « Live in your Head », qui était le sous-titre de l’exposition « When attitudes become forms ».
Quelle exposition vous a marqués récemment ?
J.-P. F. : « Jeremy Deller » au Palais de Tokyo. C’est exceptionnel d’avoir un endroit ouvert aussi tard. C’était jouissif de voir de cette exposition.
O. K. : L’une des choses qui nous a frappés dans cette exposition, c’est que l’on est confronté à des objets qui ne sont pas des œuvres. En même temps, tous ces projets déclenchent des choses souvent induites dans les travaux d’artistes contemporains, mais ici présentées par d’autres biais. Cerise sur le gâteau, un concert d’Acid Brass par le Williams Fairey Band a eu lieu devant le Louvre pendant la FIAC.
J.-P. F. : Nous aimons prendre du plaisir à ce que nous voyons et faisons. Pour nous, c’est essentiel. Nous voulons prendre du plaisir et le transmettre.
[1] jusqu’au 19 avril. Centre culturel suisse, 32, rue des Francs-Bourgeois, 75003 Paris, www.ccsparis.com
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Jean-Paul Felley et Olivier Kaeser, codirecteurs du Centre culturel suisse de Paris
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°297 du 20 février 2009, avec le titre suivant : Jean-Paul Felley et Olivier Kaeser, codirecteurs du Centre culturel suisse de Paris