Du haut de ses 82 ans, James Lord a connu, ami et modèle, tous les plus grands artistes de ce siècle, de Picasso à Balthus, en passant par Giacometti. Les nombreux livres qu’il leur a consacrés permettent de lire l’histoire
à l’aune de l’art mais aussi d’établir un constat : la puissance littéraire
de cet homme de l’ombre.
Né en 1922 aux États-Unis, James Lord passe son adolescence entre New York et une ville de villégiature au nom providentiel : Paris, dans le Maine. Farouche et solitaire, il se réfugie dans les livres et la fréquentation des musées américains. Préférant le « terrain » au conformisme universitaire qui l’accable, il quitte son pays pour le Vieux Monde avec une idée en tête : rencontrer l’homme le plus célèbre de l’époque, Pablo Picasso. La guerre gronde, et il profite de cette funeste occasion pour s’enrôler dans l’armée. C’est donc un jeune soldat hanté de cauchemars indélébiles qui, un jour de décembre 1944, frappe à la porte du peintre catalan. Picasso l’adopte de suite et lui présente ses amis. Or les amis de Picasso sont des amis peu ordinaires. Dora Maar surtout, qui immortalise la rencontre entre les deux hommes par une photo. Dès lors, James Lord se fait le témoin d’un microcosme extravagant, entre coups de foudre et de tonnerre. Picasso tyrannisant Dora et s’excusant avec... une horrible chaise envoyée sous scellés dans un paquet qui nécessita des heures d’intervention. Picasso hurlant de rire à l’idée de cette surprise humiliante et Dora de se venger, happée peu à peu par la folie, sur James Lord, devenu le confident et le relais de ces amours capricieuses auxquelles feront écho celles de Gertrude Stein et d’Alice Toklas. Objet de pression malgré lui, Yo-Yo entre un couple qui se déchire, il n’en est pas moins troublé par Dora, « un chien, une souris, un oiseau, une idée, un orage » selon Picasso. James et Dora, liés malgré eux par ce tiers fantomatique, décident, comme pour mieux l’exorciser, de ne plus mentionner ce nom tentaculaire qui rayonne à quelques pas, sur la côte d’Azur. Le désormais « C&B » (« Cher et Beau ») peint sans discontinuer et fait du jeune homme son protégé qu’il se plaît à encenser et à supplicier. Ce dernier rencontre Cocteau dont la pensée aristocratique le fascine et le charme autant qu’elle le désoriente. Un Cocteau ambigu, arraché à la vie le même jour que Piaf, qui règne sans partage sur la côte d’Azur.
La rupture avec Picasso
L’Américain sillonne la Riviera, faisant fi des luttes intestines dans cette bohème artistique fraîchement débarquée, et écume les villas, n’ayant que son amitié et son intelligence à partager. Marie-Laure de Noailles et son irrévérence devant les conventions, Ida Chagall et son amour du faste, Nicolas de Staël et sa discrétion légendaire : les nuits sont sans fin. On rit et on hurle dans ce Sud qui ne rappelle que trop celui de Fitzgerald. James Lord court les musées qu’il connaît, littéralement, par cœur. Son histoire traverse celle des plus grands hommes de l’époque : de Balthus, démuni et dont il subvient aux besoins, à Arletty, en passant par Lacan, Masson, Faulkner, Braque ou Duras qui adapte sa version de la Bête dans la jungle d’Henry James et dont le Théâtre de la Madeleine a accueilli le destin, avec Depardieu et Ardant comme acteurs. Balthus, Szafran, Freud, Cartier-Bresson, Maar,
Cocteau : tous le dessinent ou le peignent. Et James Lord, non content de « posséder » son portrait par Picasso, de le retoucher ! Car, s’il est leur modèle, il ne l’avait pas souhaité : il était simplement leur ami. Un ami qui a des principes : en 1956, alors que Moscou envahit Budapest, James Lord demande à Picasso d’élever la voix ou, ce qui aurait suffi – en qualité de membre du parti communiste et d’icône mondiale – de lever le petit doigt. Le silence équivalant a un refus, James Lord transforme cette invitation en menace : il publie sa lettre dans la presse nationale et se brouille à jamais avec Picasso.
Giacometti, le grand ami
Qu’importe, et d’ailleurs combien sont-ils à avoir abandonné Picasso ? De toute façon, la grande rencontre est à venir : celle avec Giacometti. Veste lourde et chaussures de plâtre, Giacometti scrute l’Américain avec une curiosité magnétisante. James Lord posera pour lui. Une toile de grande envergure ayant coûté dix-huit séances de pose acharnée au modèle, car « c’est allé trop loin et en même temps pas assez. On ne peut pas s’arrêter maintenant ». Spirale de la fascination et des longues confidences, sur l’art, le quotidien le plus trivial, les amis – dont un certain Jean Genet qui volera au Suisse son Cézanne le plus précieux. Pour que l’amitié ne s’arrête, il faudra la mort de Giacometti, survenue en 1966, et la magistrale biographie que James Lord lui accorde en guise de deuil et d’hommage. Tout s’y trouve. Dans l’élégance du retrait et le raffinement du détail. L’œuvre d’une partie de sa vie. D’ailleurs, la vie de James Lord est dans une partie de son œuvre.
Et à regarder les remerciements, l’on mesure la hauteur de l’homme : Alechinsky, Aragon, Bacon,
Bataille, de Beauvoir, Jouve, Leiris, Lipchitz, Moore, Sartre. Et ceux qui n’y sont pas : Peggy Guggenheim et ses chiens, Andy Warhol et ses excès, Yehudi Menuhin reconnu au son de son violon sur un transatlantique...
James Lord, écrivain majeur et critique incontournable de l’histoire de l’art (il a écrit dans le premier numéro de L’Œil), s’émerveille devant le spectacle du monde. Sans une trace de nostalgie. Sans paradis perdu. Sans culte des origines ou du « c’était-mieux-avant ». Parfois, il tend sa main et la contemple. Il faut relire Un portrait par Giacometti pour l’accompagner dans sa songerie. Ce dernier lui avait alors dit, un jour de pose épuisante : « Une main, c’est simplement une spatule avec cinq cylindres. » À voir.
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James Lord, un modèle modèle
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°568 du 1 avril 2005, avec le titre suivant : James Lord, un modèle modèle