Jamais encore un ministre ne s’était prononcé aussi clairement en faveur de l’ouverture du marché des ventes publiques en France à des sociétés commerciales, comme Sotheby’s et Christie’s, et donc pour la suppression à terme du monopole des commissaires-priseurs. Dans un entretien accordé au Journal des Arts, Jacques Toubon affirme qu’il souhaiterait qu’on autorise des sociétés commerciales à travailler en France pour les ventes publiques.
"L’ouverture est inéluctable", selon le ministre de la Culture et de la Francophonie, qui constate néanmoins que "la chancellerie est plutôt en faveur du maintien du statut" actuel. Par ailleurs, après le jugement condamnant l’État à propos du classement du Jardin à Auvers de Van Gogh, Jacques Toubon envisage la création d’une compensation fiscale en faveur des collectionneurs concernés par un tel classement. Le ministre réfute également les accusations de nationalisation des collections privées lancées à propos de la préparation de son projet de loi.
Le Journal des Arts : "Le système français de contrôle des exportations de biens culturels est sur la sellette après le jugement condamnant l’État à indemniser le propriétaire du Jardin à Auvers. L’État a fait appel, mais d’ores et déjà les membres du Comité français d’histoire de l’art, demandent "des modifications radicales et rapides des textes de loi". Comment peut-on sortir du dilemme : protection du patrimoine et respect du collectionneur privé ?
Jacques Toubon : La solution intelligente est indiscutablement d’envisager une compensation fiscale. En Angleterre, il existe des exonérations fiscales continues tant que le tableau – considéré comme un trésor national – reste entre les mains de la famille propriétaire. J’ai proposé que cette compensation porte sur l’imposition de la plus-value, les droits de mutation à titre gratuit ou onéreux ou sur les droits de succession. Dès lors, il n’y aurait plus d’indemnisation contentieuse du classement, dans la mesure où les collectionneurs concernés bénéficieraient d’une compensation fiscale.
Ces propositions ont été formalisées dans le cadre d’un projet de loi, baptisé hâtivement par la presse de loi musées alors qu’il porte non seulement sur les collections des musées, mais aussi sur les établissements publics à vocation culturelle des collectivités locales, et les restaurateurs du patrimoine. Il devrait être discuté en Conseil des ministres ce mois-ci, puis soumis au Parlement à la session d’automne. J’espère que le gouvernement prendra une décision positive.
Par ailleurs, je souris quand je vois aujourd’hui certains collectionneurs affirmer que le système précédent était bien supérieur. Avec la loi de 1941, qui a été abrogée, nous étions dans un système de droit, purement douanier, qui permettait par une décision discrétionnaire de bloquer une œuvre sans délais. Ce qui était vraiment la jungle du droit. Aujourd’hui nous avons un système juridiquement sensé. Une commission décide le refus du certificat de libre circulation, pour trois ans seulement. À l’issue de ce délai, l’État doit accorder le certificat, ou acquérir l’œuvre ou la classer. S’il y a classement, j’estime qu’il doit y avoir compensation fiscale. Par ailleurs, l’expérience de la réglementation du "certificat" fera l’objet d’un rapport en juin, et à partir de là je proposerai d’éventuelles améliorations.
"Il n’y a aucun risque de spoliation du collectionneur"
Le JdA : Bien qu’il n’ait pas été publié, le projet de loi auquel vous faites référence suscite des critiques. On vous accuse de vouloir nationaliser les collections privées, en créant un concept de "collection d’intérêt national" ?
J.T : C’est évidemment faux. Il est absurde d’affirmer que le projet permettrait à l’État de s’approprier la collection d’untel ou d’untel. Je tiens à préciser que ce concept de "collection d’intérêt national" ne modifie en rien le régime de propriété. Par ailleurs, le projet de loi ne concerne que les collections de musées relevant de personnes morales : l’État, les collectivités locales, les fondations, les associations ou éventuellement les sociétés d’économie mixte, comme le Musée de Douarnenez. Il ne porte pas sur les personnes physiques. Il n’y a donc aucun risque de spoliation du collectionneur ! D’ailleurs, s’il y a opposition du propriétaire à cette inscription sur la liste des collections d’intérêt national, il y aura décret en Conseil d’État. L’administration ne décidera pas de manière discrétionnaire. Pour certains juristes, ce décret en Conseil d’État allait de soi, j’ai cependant demandé qu’on l’inscrive expressément dans le projet, pour que l’on voie bien que nous appliquons les procédures les plus respectueuses des libertés.
À l’inverse, certains soutiennent la thèse selon laquelle l’État ne protège rien et qu’il serait urgent de prendre des mesures. Je précise qu’un article de ce projet prévoit le classement au titre de la loi de 1913 d’"ensembles" mobiliers, en particulier lorsqu’il y a symbiose entre l’immeuble et l’ensemble mobilier pour des raisons historiques. Avec de telles dispositions, nous aurions pu empêcher les transactions frappant certains châteaux qui ont récemment défrayé la chronique…
Le JdA : L’affaire du Jardin à Auvers renvoie indirectement à la faiblesse des crédits d’acquisitions des musées français. Quelle évolution voyez-vous dans ce domaine, et quel type de nouvelles recettes peut-on affecter à cet objectif ?
J.T : Il est vrai que pour des raisons budgétaires, nous avons subi cette année une diminution des crédits d’acquisitions, qui atteignent pour l’État 140 millions de francs. Mais je ferais observer qu’il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau, mais d’une tradition budgétaire en France. Alors, on peut rêver à la situation anglaise, où depuis l’an dernier une partie des recettes de la loterie est affectée aux acquisitions. Pourquoi pas ? J’ai formulé des suggestions dans ce sens, car il y a un certain nombre de ressources en France de cette sorte, le Loto en particulier.
J’observe néanmoins que le système de la dation a donné des résultats très satisfaisants. En revanche, le mécénat – les achats d’œuvres contemporaines à travers des avantages fiscaux – aboutit à des résultats moins satisfaisants à cause de la conjoncture économique. Mais de nouvelles mesures devraient être prises et j’espère qu’une conjoncture économique plus favorable va permettre une relance des crédits d’acquisitions.
La donation Lambert : "Je relance la réflexion"
Le JdA : Pourtant lorsqu’un marchand d’art contemporain des plus reconnus, Yvon Lambert, propose de donner sa collection d’art contemporain, de tels obstacles surgissent que les négociations se bloquent ?
J.T : Pour moi cette affaire n’est pas morte, et je souhaite qu’on aboutisse à une solution. Le principe de la donation à l’État me paraît opportun et doit donc être poursuivi. La collection d’Yvon Lambert est extrêmement significative. Le fait de montrer cette collection en elle-même, son rassemblement, sont très instructifs, comme du reste l’avait démontré son exposition au Musée de Villeneuve-d’Ascq. Les conditions mises par les services de l’État, qui ont pu apparaître excessives, me paraissent pourtant assez justifiées. L’idée, par exemple, que la collection soit dans un lieu géré par un personnel compétent, par un conservateur de l’État, me paraît être une exigence normale. Yvon Lambert réfléchit de son côté. Il est actuellement un peu au point d’arrêt. Du côté du ministère de la Culture, la situation s’est bloquée avant mon arrivée. Je relance donc la réflexion, du côté en particulier du Centre Pompidou, pour faire de nouvelles propositions.
"Les Américains sont, par nature nationale, protectionnistes et impérialistes"
Le JdA : Toujours à propos de l’art contemporain, des artistes ou des galeristes se plaignent d’un manque de promotion à l’étranger de l’art réalisé en France. Certains estiment que pour être présent à l’étranger, il faut d’abord être fort chez soi. Ils préconisent la création d’une institution dévolue exclusivement à l’art réalisé dans notre pays, à l’instar du Whitney Museum of Art de New York exclusivement, consacré à l’art américain ?
J.T : Je ne suis pas en faveur d’une telle institution, car elle ne me paraît pas correspondre à notre mentalité. Les Américains sont, par nature nationale, protectionnistes et impérialistes. Cela fait partie de leur culture. Ils sont, comme – dans un autre contexte – la Russie et la Chine, un État-continent, un État qui résume, sur le plan économique, politique, culturel, social, le monde. Ils sont un monde eux-mêmes. En outre, ils ne considèrent pas le nationalisme comme nous, le nationalisme leur paraît moral. Nous Français, avons une tradition d’accueil, d’ouverture, d’intégration, comme le montre, par exemple, l’École de Paris. L’idée de promouvoir l’art national au sens étroit du mot paraît culturellement antinomique. Je crois cependant que les choses évoluent. Aujourd’hui on se rend de plus en plus compte, à propos du patrimoine, de la langue, de la création contemporaine, que l’esprit national existe. Néanmoins, aujourd’hui, un musée d’art national serait synonyme de fermeture, d’un certain refus de l’extérieur et d’une négation de l’échange.
En revanche, il faut faire plus pour les artistes travaillant en France. César, par exemple, n’a certainement pas bénéficié de la promotion, dans notre pays et à l’extérieur, qu’il aurait méritée. Quand j’ai nommé Daniel Abadie à la direction de la Galerie nationale du Jeu de Paume, je lui ai confié une mission sur la coordination des expositions de nos grandes institutions en France et à l’étranger. D’autre part, j’ai le projet d’une grande manifestation en France, pour 1997, coïncidant avec le XXe anniversaire du Centre Pompidou, qui aurait lieu dans cette institution, ou en dehors peu importe. Elle serait consacrée à l’art du dernier demi-siècle en France. Une telle exposition de mise au point serait absolument nécessaire. Un tel coup de projecteur fixerait les choses vis-à-vis de l’étranger, et participerait donc à cette action de promotion.
Depuis un an, je dois dire que mon ministère a beaucoup investi dans l’action extérieure, que cela soit à propos des arts plastiques, comme du livre ou du cinéma. Nous avons en particulier fortement renforcé notre concertation avec l’AFAA (Ndlr : Association française d’action artistique, ministère des Affaires étrangères). Notre but est de renforcer le professionnalisme de l’AFAA. Par ailleurs, au titre du département des Affaires internationales ou de la francophonie, nous consacrons cette année près de 150 millions de francs à l’international, que cela soit à la promotion extérieure, ou à l’accueil de manifestations étrangères, ou à des actions de formation. Oserais-je vous dire que nous commençons à obtenir quelques satisfactions : la nomination simultanée de Catherine David et de Gérard Régnier à la tête des deux principales manifestations européennes en matière d’art contemporain, Documenta en Allemagne et la Biennale de Venise, est une extraordinaire reconnaissance du professionnalisme de nos conservateurs.
Le JdA : Le colloque du RPR "Culture d’en France", organisé avant les dernières élections législatives, avait stigmatisé les Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC), en demandant une révision de leur système d’achat "de manière à écarter tout risque d’art officiel". Où en est votre réflexion ?
J.T : Les FRAC, qui ont rassemblé 8?000?œuvres réalisées par un millier d’artistes, ont eu incontestablement un rôle moteur. Je ne crois pas qu’il faille être aussi sévère. En revanche, deux questions se posent. La première est comment utiliser les collections, comment les montrer. Une réponse est déjà donnée par le Centre d’art contemporain de Toulouse, qui comportera à la fois un musée d’art moderne et contemporain et le FRAC. La deuxième vise le statut juridique. Faut-il régionaliser intégralement les FRAC ? Dans ce cas, l’État ne financerait plus les acquisitions, qui seraient assurées à 100?% par les régions. J’ai demandé un rapport sur ces questions.
"Le statut juridique des commissaires-priseurs devra évoluer."
Le JdA : À propos du marché de l’art, vous aviez subordonné dans le passé l’accès de Sotheby’s et Christie’s au marché français à un accord européen sur la TVA. Celui-ci étant intervenu, allez-vous autoriser ces maisons commerciales à vendre en France, comment voyez-vous l’avenir des commissaires-priseurs français ?
J.T : Dans le cadre de l’harmonisation communautaire, nous avons réussi à obtenir un rapprochement entre la TVA anglaise et la TVA française. Il y aura moitié moins de distorsion entre Londres et Paris. Voilà pour la fiscalité. Quant aux ventes, je considère que l’ouverture est inéluctable. Je suis donc personnellement plutôt pour, la chancellerie étant plutôt en faveur du maintien du système. Je crois qu’il vaut mieux se battre en offensive qu’en défensive. De plus, si notre réglementation du marché de l’art devient plus libérale, elle favorisera non seulement l’activité de ce marché mais également celle de tous les métiers qui y sont liés et in fine la création artistique. Dès maintenant, le statut des commissaires-priseurs va évoluer. Ils vont pouvoir constituer des sociétés dans lesquelles des capitaux extérieurs minoritaires pourront entrer.
Personnellement je souhaiterais qu’on aille plus loin et qu’on autorise, comme on l’a fait dans d’autres domaines, comme pour les sociétés de bourse et les agents de change, des sociétés commerciales à travailler en France pour les ventes publiques.
Je crois que, à terme, l’ensemble des professionnels concernés y gagnera. Le statut juridique des commissaires-priseurs, naturellement, devra évoluer. Si l’intérêt général est le développement du marché de l’art en France, je pense que l’installation de sociétés commerciales y est favorable. C’est mon analyse, mais la position du gouvernement ne va pas encore jusque-là. Vous voyez bien qu’on ne peut pas accuser le ministre de la Culture de dogmatisme, de vouloir tout "étatiser ou nationaliser".
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Jacques Toubon : l’ouverture est "inéluctable"
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°3 du 1 mai 1994, avec le titre suivant : Jacques Toubon : l’ouverture est "inéluctable"