Programmée et réalisée dans des délais extrêmement courts, l’exposition \"Identité et altérité\", qui se tient au palazzo Grassi et au Museo Correr, est sans doute l’une des plus ambitieuses jamais présentées dans le cadre de la Biennale, dont elle célèbre le centenaire. Contestant le bien-fondé des hiérarchies modernistes, Jean Clair y revisite l’histoire de l’art avec mélancolie.
VENISE - Les expositions thématiques obéissent le plus souvent à un schéma positiviste et moderniste qui privilégie l’idée d’un progrès continu, calqué sur celui qui anime les sciences. Le propos de Jean Clair ne pouvait que susciter a priori la curiosité, compte tenu du contexte artistique aujourd’hui et de celui de la Biennale. Faisant suite à "L’âme au corps", "Identité et altérité" met le corps et l’image que s’en fait l’homme au centre des interrogations des peintres et sculpteurs du xxe siècle.
La démarche anthropologique du projet oblige à souvent faire appel à des documents médicaux et policiers, dont les vertus didactiques doivent permettre de comprendre certains enjeux de la peinture. Mais leur omniprésence dans les salles étroites du palazzo Grassi entretient une certaine confusion, fatalement préjudiciable à l’identification de l’objet de la réflexion.
Œuvre et document
Supposer un lien aussi net et direct entre les inventions scientifiques ou pseudo-scientifiques d’une époque et la production des artistes revient à faire de l’œuvre d’art un document comme un autre. Sur le papier, le rapprochement de photographies de prisonniers d’Auschwitz avec les Most Wanted Men d’Andy Warhol, ou la juxtaposition de la mallette anthropométrique du docteur Bertillon et des Stoppages Étalons de Duchamp peuvent éventuellement se soutenir avec les précautions dont l’analyse entoure les exemples. Dans une exposition, il en va tout autrement.
La finalité limpide des documents parasite le statut des œuvres et rend le propos équivoque. Les images disent toujours plus et autre chose que ce que l’on veut leur faire dire. Si leur signification peut être relativement précise, leurs effets sont, eux, insaisissables et indescriptibles.
Aux excès des discours théoriques et dogmatiques, Jean Clair répond par une forme de nivellement tout aussi excessif, à moins que, pour se faire entendre, il ne faille décidément forcer le trait, quels que soient les risques encourus.
La section intitulée "Art totalitaire et art dégénéré", où se côtoient des peintures de propagande et des œuvres de Zoran Music ou Paul Delvaux, incite moins à la critique comparative qu’elle ne suscite la perplexité. Qu’il soit aisé de faire la différence entre un portrait d’apparatchik par Isaak Brodski et les autoportraits de Max Beckman ne change rien à l’affaire : soupçonner une quelconque parenté annule toute pertinence des jugements.
L’histoire reste à écrire
L’histoire de l’art du xxe siècle reste à écrire, veut prouver Jean Clair : sur ce principe, on ne saurait lui donner tort. Écartant tout ce qui se rattache de trop près à une tradition formaliste, son mérite est alors de faire surgir des figures oubliées ou négligées. Jacek Malczewski peut, selon lui, tenir son rang à côté de Pablo Picasso, Ubaldo Oppi auprès de Gino Severini, Francis Gruber auprès de Balthus. Négligés, surtout en France, Lovis Corinth ou Ardengo Soffici redeviennent des figures centrales. Dans d’autres cas, beaucoup plus discutables, seul le goût personnel du commissaire semble pouvoir justifier qu’ils aient été tirés d’un oubli parfois mérité.
La volonté de ne pas se laisser dicter son choix par les clichés de l’histoire dominante l’amène aussi à accueillir des œuvres inédites, rares ou tout simplement splendides.
Celles de Munch, Holland Day, Bonnard, les autoportraits de Beckmann ou de De Chirico, les sculptures de Gaston Lachaise, ou encore les portraits de Valentine par Ferdinand Hodler réservent quelques divines surprises. Et celles-ci l’auraient sans aucun doute emporté sur les critiques si l’exposition n’avait baigné dans une atmosphère saturnienne, pour ne pas dire dépressive et morbide, qui culmine dans la section contemporaine présentée au Museo Correr.
Le siècle a été tragique, et Auschwitz hante toutes les mémoires. Mais l’art aurait disparu corps et âme si les artistes s’étaient aussi unanimement complu dans la fatalité que Jean Clair met en valeur. On peut se demander pourquoi, par exemple, n’ont été retenues de Bruce Nauman que les œuvres les plus sombres, au détriment de celles, sarcastiques et jubilatoires, qui abondent dans son travail et veulent ne désespérer de rien.
Ou pourquoi de mornes tableaux de Francesco Clemente ont été préférés à ceux qui s’ouvrent à de plus lumineuses perspectives. Entre pessimisme total et angélisme niais, il y avait place pour des visions plus riches et complexes, comme celles de Richard Gerstl, de Juan Miró, ou de Philip Guston, parmi quelques autres, qui sont isolés et presque incongrus sous ce soleil noir et mortifère.
"Identité et altérité, Images du corps 1895-1995", palazzo Grassi, Musée Correr, Pavillon italien, Giardini de Castello, jusqu’au 15 octobre. Tous les jours au Palazzo Grassi, fermé le lundi dans les deux autres lieux.
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"Identité et altérité" : une relecture de l’histoire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°16 du 1 juillet 1995, avec le titre suivant : "Identité et altérité" : une relecture de l’histoire