Alors que Le Los Angeles County Museum of Art propose jusqu’au 13 octobre une exposition des chefs-d’œuvre français du Musée Pouchkine de Moscou, un héritier français de Sergeï Ivanovitch Chtchoukine (1854-1936) vient de saisir la justice. Il demande le retrait de l’exposition des 26 tableaux issus de la collection familiale. Riche au total de 258 toiles, cet ensemble, qui inclut des œuvres de Van Gogh, Matisse, Monet, Manet et Picasso, a été nationalisé par le gouvernement russe en 1918 et divisée entre le Musée Pouchkine et le Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg.
LOS ANGELES - Quelques jours avant l’ouverture de “Peinture ancienne, impressionniste et moderne : les chefs-d’œuvre du Musée Pouchkine de Moscou”, le petit-fils d’un collectionneur russe a engagé des poursuites contre le Los Angeles County Museum of Art (Lacma). André-Marc Delocque-Fourcaud, l’un des héritiers de Sergeï Ivanovitch Chtchoukine (lire l’encadré) et le directeur du Centre national de la bande dessinée à Angoulême, souhaite faire valoir ses droits sur neuf seizièmes des 26 tableaux exposés.
L’exposition, organisée par le Musée Pouchkine et le Museum of Fine Arts (MFAH) à Houston, circule aux États-Unis depuis neuf mois, avec des présentations à Houston et Atlanta. Cependant, les tableaux bénéficient sur le sol américain d’une immunité qui les protège de toute action en justice aux États-Unis. L’avocat du musée, Thaddeus Stauber, nous a affirmé que les poursuites seraient abandonnées pour cause d’immunité fédérale : “Le plaignant a porté l’affaire devant plusieurs tribunaux d’Europe depuis plus de cinquante ans et, à chaque fois, le Musée Pouchkine est reconnu en tant que propriétaire légal” des œuvres d’art, nous a-t-il déclaré. “Il s’agit d’un conflit entre la famille Chtchoukine et le gouvernement russe, et un procès devant un tribunal américain n’est pas la solution appropriée pour résoudre cette affaire.”
Selon le musée, avant d’enregistrer la plainte, les avocats d’André-Marc Delocque-Fourcaud avaient, à deux reprises, approché les responsables du Lacma “pour demander une part des bénéfices de l’exposition”, c’est-à-dire un pourcentage sur la vente des billets d’entrée et autres produits dérivés. La plainte, enregistrée par le tribunal fédéral du Central District de Californie, indique qu’aucune compensation financière n’avait été versée à Chtchoukine ou à sa famille lors de la saisie des œuvres, en 1918.
“Enrichissement injuste”
André-Marc Delocque-Fourcaud prétend que la requête du MFAH visant à obtenir l’immunité fédérale pour les tableaux ne faisait pas mention de sa réclamation ; elle a donc été accordée par omission, et devrait être considérée comme “nulle et non avenue”. La plainte vise non seulement à interdire l’exposition des tableaux de Chtchoukine au Lacma, mais aussi à obtenir trois fois le montant des dommages et intérêts qui pourraient être dus par le musée pour “réception d’objets volés”. André-Marc Delocque-Fourcaud réclame également réparation de l’“enrichissement injuste” du musée grâce à l’exploitation des tableaux. Son rêve serait de voir la collection réunie au sein du Musée de l’Ermitage – où elle serait accessible au public selon le vœu de son grand-père – et de bénéficier des apports financiers du merchandising : “La collection a été évaluée à près de 3 milliards de dollars. Inutile de les demander à la Russie, elle ne me les donnera pas, nous a-t-il confié. Mais, entre recevoir une pareille somme et être renvoyé comme un malpropre, il y a une marge de manœuvre !”
La presse américaine a récemment révélé que le Musée Pouchkine se serait fait rémunérer pour son prêt d’œuvres au Lacma. La somme nécessaire a d’ailleurs pu être réunie grâce au sponsor de l’exposition, Altria, anciennement Philip Morris.
Le procureur devrait intervenir au nom du département d’État pour appliquer l’immunité et obtenir une fin de non-recevoir, selon Thaddeus Stauber. Le dispositif d’immunité fédérale empêche toute procédure judiciaire et tout jugement qui conduiraient à retirer d’une institution américaine à but non lucratif la garde ou le contrôle d’une œuvre d’art, dans le cadre d’un prêt provenant de l’étranger et approuvé par le département d’État. Pour Thaddeus Stauber, le département d’État était “tout à fait conscient” des “vaines” réclamations de la famille Chtchoukine.
L’audience aura lieu à la fin du mois d’octobre.
Sergeï Ivanovitch Chtchoukine (1854-1936), né d’une riche famille de commerçants, était l’un des plus grands collectionneurs moscovites d’avant la révolution d’Octobre. La Russie découvre l’art impressionniste grâce aux œuvres qu’il a rassemblées pour sa résidence du 8, rue Antipyevsky, le palais Troubetzkoï. Il achète Picasso (50 tableaux des périodes bleue, rose et cubiste), Matisse (38 toiles), Monet (13), mais aussi Cézanne, Gauguin (la période tahitienne), Derain, le Douanier Rousseau, en tout 258 œuvres. En 1907, il présente sa collection en mémoire de son épouse décédée et, à partir de 1909, chaque dimanche, il guide le public dans son palais, désormais connu sous le nom de “petit musée de Matisse et Picasso”?. En 1918, le gouvernement soviétique nationalise le palais Troubetzkoï – aujourd’hui coopérative de l’État-major de l’armée de terre russe – et la collection qu’il abrite. Chtchoukine sait désormais que son rêve de donner sa collection à l’État et de transformer le palais du Kremlin en un gigantesque musée d’art moderne – une nouvelle Acropole – ne se réalisera pas. Il quitte la Russie l’été de la même année et, après un bref passage en Allemagne, rejoint la France. Sa collection est aujourd’hui divisée entre le Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg et le Musée Pouchkine à Moscou. L. H. et M. M.
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Héritage en voyage
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°176 du 12 septembre 2003, avec le titre suivant : Héritage en voyage