Grozny, des musées en ruine 100 000 œuvres sous les décombres

Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1995 - 792 mots

Près de cent mille œuvres d’art et pièces archéologiques datant de l’Antiquité à nos jours sont enfouies sous les ruines du bâtiment réunissant les deux musées nationaux de la République tchétchène, le Musée d’art et le Musée d’histoire régionale. Un rapport du ministère russe de la Culture qualifie ces destructions de \"conséquences culturelles\" de la guerre en Tchétchénie… Les objets les plus précieux, abrités dans les coffres de la Banque centrale de Tchétchénie, feraient l’objet de contrebande et apparaîtraient déjà sur le marché de l’art occidental.

MOSCOU (de notre correspondante) - Des experts du ministère russe de la Culture se sont rendus à Grozny à la fin du mois de mars pour dresser le bilan des "conséquences culturelles" de la guerre. Selon eux, environ cinq cents pièces seulement, parmi lesquelles des œuvres de Rubo, Khrutsky, Kuinji et Korovin, ainsi que des peintures européennes du XVIIe au XIXe siècle, pourraient être sauvées. Endommagées par les tirs de mortier et les bombardements, elles ont également souffert d’actes de vandalisme anonymes. Une Madone de l’école italienne du XVIIe siècle a été lacérée, les visages de certains portraits ont été découpés pour servir de cibles.

À l’initiative du ministre tchétchène de la Culture, Ilyas Sigauri, soixante œuvres particulièrement abîmées ont été envoyées à Moscou pour y être restaurées sans plus attendre par des spécialistes du Centre russe de restauration scientifique et artistique Igor Grabar. Après leur remise en état, les tableaux devraient regagner Grozny, mais personne ne peut encore dire quand, tant la situation paraît incertaine : des représentants du ministère de la Culture ont même recommandé d’évacuer les œuvres d’art qui restent à Grozny. Un groupe de restaurateurs venus de Moscou a paré sur place au plus pressé lorsqu’elles ont été extraites des décombres, mais celles-ci sont ensuite restées quasiment sans protection au quartier général du gouvernement tchétchène…

Sous des amas de briques
C’est la deuxième fois que les musées de Grozny sont détruits. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Musée des beaux-arts, dont on n’avait pu évacuer les œuvres, avait été réduit à néant par les Allemands et restauré en 1961 seulement. Par la suite, il a bénéficié d’apports de la Galerie Tretiakov, du Musée russe et de l’Ermitage.

Cette fois, le personnel du Musée d’art n’a pas été pris de court. À la fin du mois de novembre, devant la certitude de l’invasion russe, la directrice du musée, Nelly Shiryaeva, a fait regrouper à l’intérieur du musée un maximum de pièces. Aujourd’hui, les étages supérieurs ont brûlé, mais les peintures entreposées dans les réserves, bien qu’enfouies sous des amas de briques, n’ont pas souffert. Au Musée d’histoire régionale, le personnel n’a pas eu le temps de déplacer les collections, et les équipes de déblaiement estiment presque impossible d’accéder aux objets archéologiques, ethnographiques et aux autres pièces, enterrés sous les ruines d’un bâtiment encore miné.

Témoignages d’une série d’incursions et de conquêtes, les collections d’archéologie comportaient des bronzes néolithiques de l’Ibérie et de l’Albanie caucasiennes, des objets de la célèbre culture du Kouban au nord des territoires ossètes voisins (IIe-Ier millénaire av. J.-C.), des pièces scythes, cimmériennes, massagétiennes (toutes du Ve siècle av.

J.-C.), romaines, khazars (VIe-VIIIe siècle ap. J.-C.), hunniques (IVe-VIIIe siècle ap. J.-C.), tatares et mongoles (du Moyen Âge). On n’en a retrouvé jusqu’ici que des fragments : ainsi, un casque du VIe siècle av. J.-C. a été redécouvert par hasard.

Des objets d’art refont surface à l’Ouest
Au mois d’avril 1994, le gouvernement du président Doudaev a pris des mesures pour évacuer les collections les plus importantes au cas où la guerre éclaterait. Un inventaire des réserves a été dressé ; tous les objets en métal précieux ont été retirés des musées pour être déposés dans les coffres de la Banque centrale de Tchétchénie. Depuis, celle-ci a été détruite et ses sous-sols sont minés. On ignore si les objets s’y trouvent encore ou s’ils avaient été déplacés, mais, d’après des sources officieuses, plusieurs auraient refait surface à l’Ouest.

Au début du mois de décembre, les soldats tchétchènes ont dû occuper le musée et en interdire l’accès au personnel. Comme la plus grande partie des archives a brûlé, il est impossible d’établir avec certitude ce qui manque et ce qui a été détruit. Il semblerait que, pour des raisons de sécurité, la solution la plus simple consiste à faire sauter l’immeuble. On sait en tout cas qu’il ne reste rien de la collection archéologique de l’Institut académique d’histoire et d’archéologie de Grozny. L’ironie veut que ces régions aient fait l’objet d’études approfondies et de fouilles très complètes dans le passé ; sans cela, beaucoup d’objets seraient encore à l’abri, sous terre.

Aujourd’hui, les Tchétchènes s’inquiètent moins de leurs musées et de leurs œuvres d’art que du manque d’eau, d’éclairage, de vivres et de médicaments.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°16 du 1 juillet 1995, avec le titre suivant : Grozny, des musées en ruine 100 000 œuvres sous les décombres

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