Votre livre décrit l’histoire de la politique culturelle américaine et en décrypte le fonctionnement. Qu’en ressort-il ?
Je n’aime guère employer le terme de « politique culturelle » pour les États-Unis, ce qui laisserait entendre que l’État joue un rôle public direct important. Il existe bien une politique publique modeste de l’État, mais cela reste limité. Je préfère utiliser l’expression « action culturelle », parce qu’elle permet d’y agréger d’autres structures et actions qui appartiennent au secteur à but non lucratif : fondations, universités, institutions culturelles autonomes, fonds (artfunds), dotations (endowments), communautés ethniques, qui jouent un rôle majeur. Ce système est complexe car, s’il n’y existe pas de ministère de la Culture menant une politique culturelle, il y a des milliers de petites politiques d’actions culturelles toutes indépendantes et autonomes. Il est peu déchiffrable pour un Européen, habitué à des ministères qui agissent « en fanfare » et à des budgets très visibles, car tout y est très décentralisé, morcelé, invisible. La politique culturelle doit être menée « sans fanfare », disait John Kennedy.
L’Amérique de la culture n’est-elle pas essentiellement animée par le marché ?
L’opposition entre la France et les États-Unis s’est établie sur l’idée d’une culture de qualité, confiée à l’État, alors qu’aux États-Unis, elle serait le fruit du marché. Or ce schéma ne fonctionne pas puisqu’il faut ajouter un troisième acteur : le secteur à but non lucratif, qui constitue le cœur du système
culturel américain. L’opposition centrale entre la France et les États-Unis réside donc ailleurs : entre le « for-profit » et le « non-profit ». Dans ce cadre-là, le système à but non lucratif américain remplit le même rôle que l’État en France. Tous les orchestres, les opéras, les ballets, les musées, une large partie des théâtres, une faible part du cinéma et de l’édition sont à but non lucratif aux États-Unis quand, en France, ils sont publics. Le marché ne joue pas un plus grand rôle en Amérique que chez nous !
Vous mettez en exergue le dynamisme culturel produit par les communautés ethniques. A contrario, le modèle français n’aurait-il fait que produire de l’élitisme au détriment de la démocratisation culturelle ? Faut-il regarder outre-Atlantique pour progresser en la matière ?
Il existe des formes spécifiquement américaines en matière culturelle : les universités, les fondations, la philanthropie, le mécénat d’entreprise, l’endowment (les dotations en capital) et les communautés. En France, nous avons aussi des communautés ethniques, mais très souvent, tout ce qui n’est pas de la « haute culture » est confié au marché. Aux États-Unis, la culture populaire n’est pas le seul produit du marché, elle est aussi le fait du secteur à but non lucratif et des communautés. Certes, il existe davantage de minorités aux États-Unis qu’en France. Mais la différence provient aussi des modèles d’intégration : le modèle américain valorise la diversité interne. Ces minorités peuvent produire une culture authentique, parler leur langue, conserver leurs us et coutumes, avec les dérives que cela peut avoir en termes de communautarisme, mais avec une vraie capacité de conserver son identité et de produire une culture diverse. Au contraire, le modèle français a tendance à ne pas reconnaître la culture, la langue ou les modes de vie des minorités tant qu’elles ne sont pas devenues françaises, c’est-à-dire assimilées. C’est un paradoxe français, sinon une hypocrisie : la France affiche à l’Unesco, et à juste titre, sa volonté de défendre la diversité culturelle à l’échelle internationale alors que les États-Unis la combattent, mais chez eux, les Américains valorisent une diversité que nous avons tendance à refuser. S’il y a là un beau discours français sur la scène mondiale et un impérialisme américain international, en interne, une hypocrisie française s’oppose à un pragmatisme américain.
Quel bilan peut-on dresser de la démocratisation culturelle en France par rapport aux États-Unis ?
Les statistiques des pratiques culturelles américaines et françaises, malgré des systèmes et des financements totalement différents, sont relativement identiques, à quelques variables près, ce qui est déjà très surprenant. 27 % des Américains ont visité un musée dans l’année écoulée, contre 29 % des Français. 3 % des Américains sont allés à l’opéra ou 12 % à un concert classique (alors qu’ils sont 2 % des Français pour l’opéra et 7 % pour la musique classique). Dans les deux cas, si l’on pense que la démocratisation culturelle correspond à la diffusion des grandes œuvres vers tous les publics, alors les deux systèmes ont échoué. Je dirais pourtant que les Américains sont plus volontaristes en matière de démocratisation culturelle. En ce qui concerne par exemple les « cultures urbaines », le rôle du ministère s’est limité à une exposition au Grand Palais, « La Rue », au demeurant intéressante, mais cette politique n’a duré que le temps d’un week-end. Il s’est agi d’une politique de communication pure, protégée par un bataillon de CRS et d’attachés de presse, alors que la direction du ministère qui s’occupait de ce sujet a été dissoute et ses budgets sacrifiés. Les Français issus de l’immigration, soit environ 10 % de la population française, sont exclus de notre politique culturelle. Le paradoxe du système culturel français c’est une sorte d’État providence à l’envers : tout le monde paie des impôts et des taxes pour que les riches paient moins chers leur billet à l’opéra de Paris et pour que nos énarques de la culture entrent gratuitement au théâtre !
À quelques mois des élections, ce livre a-t-il pour ambition d’aiguiller les projets culturels – aujourd’hui inexistants – des candidats ?
J’ai commencé ce livre en 2000 : il ne s’agit donc pas d’un livre de circonstance. Il est vrai toutefois que si j’ai vécu quatre ans aux États-Unis, c’est pour essayer de comprendre comment un système culturel différent pouvait fonctionner sans ministère de la Culture. Il ne s’agit pas de copier le modèle américain. Nous continuerons à financer notre culture sur un fondement public. On peut toutefois s’inspirer de certaines techniques et actions culturelles américaines pour ressourcer notre modèle. On peut aussi se nourrir de l’énergie, du volontarisme, des politiques de diversité culturelles américaines pour sortir d’un déclin culturel français. Il s’agit de renouer dans notre pays avec des objectifs de démocratisation, de diversité et d’exception culturelles que nous défendons théoriquement, mais que nous avons tendance à oublier concrètement.
Quelles sont les forces et les faiblesses du modèle américain ?
Sa grande force, c’est qu’il s’agit d’un système bottom-up, c’est-à-dire de bas en haut. Mais cela ne marche pas toujours, notamment dès qu’il s’agit d’un art d’avant-garde trop radical, qui est censuré par les agences d’État et n’intéresse pas les riches donateurs.
Le mécénat en France ne devrait-il pas inciter à un engagement innovant de la société civile ?
Je suis très favorable au développement du mécénat en France, car tout ce qui permet de multiplier les guichets, de diversifier les acteurs, est une bonne chose. Toutefois, nous avons calqué notre loi sur une vision réduite de ce qui existe en termes de philanthropie aux États-Unis. Or celle-ci y émane de quatre acteurs : les riches individus, les fonds communautaires, les fondations et les entreprises. Notre loi s’adresse d’abord aux entreprises, lesquelles, aux États-Unis, ne représentent que 2,5 % du financement d’une institution culturelle moyenne, contre 36 % émanant des riches donateurs. Les entreprises privilégient toujours les grandes institutions, qui leur offrent une garantie de visibilité pour une prise de risque limitée. La même chose risque de se produire en France. Par ailleurs, ce mécénat d’entreprise s’accompagne d’échanges marketing qui peuvent susciter des dérives importantes. Il faudrait, d’une part, se méfier des contreparties demandées par les entreprises en termes de visibilité, notamment par la rédaction de chartes déontologiques très claires, et, d’autre part, essayer de diversifier notre mécénat aux individus, aux citoyens des villes.
Qu’en est-il du rayonnement de la culture française aux États-Unis ?
Le rayonnement de la France est en déclin aux Etats-Unis. En partie pour des raisons démographiques qui nous échappent. Par ailleurs, et pour avoir été attaché culturel aux États-Unis, j’ai constaté que notre diplomatie culturelle marchait mal. Le Quai d’Orsay conditionne la culture à des impératifs diplomatiques, pour diffuser la culture française à l’étranger. Je ferais plutôt confiance aux institutions culturelles françaises, aux musées, aux galeries, aux théâtres pour diffuser notre culture.
Quelles expositions vous ont marqué récemment ?
À New York, j’ai vu une exposition de Nan Goldin dont je suis un grand fan. J’ai apprécié récemment l’exposition d’Andres Serrano présentée à la Collection Lambert à Avignon (lire p. 13). Je viens d’acheter un coffret magnifique de photographies de Robert Mapplethorpe. Ces trois artistes d’ailleurs ont été censurés par le gouvernement américain durant les « guerres culturelles ». En les aimant, c’est ma manière à moi de leur rendre hommage.
Ancien attaché culturel à l’ambassade de France aux États-Unis, en poste à Boston (Massachusetts), Frédéric Martel a été le conseiller du Premier ministre Michel Rocard et de la ministre de l’Emploi et de la Solidarité, Martine Aubry. Enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris, il vient de publier une somme sur le système culturel américain (De la culture en Amérique, éd. Gallimard, 2006). Il commente l’actualité.
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Frédéric Martel, chercheur et écrivain
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°249 du 15 décembre 2006, avec le titre suivant : Frédéric Martel, chercheur et écrivain