Art contemporain

MONOGRAPHIE

Frans Masereel, graveur visionnaire

Par Stéphanie Lemoine · Le Journal des Arts

Le 31 janvier 2019 - 1120 mots

PARIS

Sélectionné au Festival de bande dessinée d’Angoulême dans la catégorie patrimoine, « Idée » de Frans Masereel s’inscrit dans un projet éditorial plus vaste de redécouverte de l’illustrateur belge. Portrait d’un précurseur de la bande dessinée et du roman graphique contemporain.

Un créateur se tient devant une feuille blanche, l’esprit en proie à de sombres ruminations. Puis vient l’éclair de génie, littéralement. De son crâne, s’extrait alors une femme nue, métaphore bientôt lancée à la conquête du monde, où elle sera tour à tour raillée, poursuivie, censurée, diffusée, adulée, adoptée puis éclipsée par une autre. Ainsi commence Idée, « roman sans paroles » publié en 1920 par Frans Masereel, et réédité en octobre dernier par Martin de Halleux. « Son tirage, confidentiel, se limitait alors à 853 exemplaires, précise la postface de l’ouvrage. Après des années d’oubli, cette nouvelle édition vient remettre dans toutes les bonnes bibliothèques ce chef-d’œuvre du récit en images, précurseur du roman graphique contemporain. » La réédition d’Idée s’inscrit dans un projet éditorial plus vaste : elle s’accompagne d’une monographie très complète de l’artiste belge, L’Empreinte du monde, également publiée en octobre dernier, et sera suivie, le 7 mars prochain, par celle de La Ville, « roman sans paroles » de 1925. D’autres rééditions, encore à l’état de projets, pourraient venir compléter prochainement ce mouvement de redécouverte.

Combler un manque

Pour Martin de Halleux, rééditer Frans Masereel procède d’abord d’un intérêt personnel pour l’illustrateur, qu’il collectionne de longue date. L’entreprise vient aussi combler un manque : « Il y a quatre ou cinq ans, je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de monographie récente de l’illustrateur, explique-t-il. Je me suis mis à rencontrer des collectionneurs, à rassembler des documents, et j’ai fondé une maison d’édition. » Exception faite de la publication en 2010 de Gravures rebelles aux éditions l’Échappée, où figure La Passion d’un homme (1918), les œuvres de l’artiste belge sont en effet bien rares sur les étals des libraires. Une lacune d’autant plus étonnante que nombre d’auteurs, dont Will Eisner et Art Spiegelman, le tiennent pour l’un de leurs maîtres.

Comment expliquer cette éclipse ? De l’aveu de Martin de Halleux, le relatif oubli dans lequel était tombé l’illustrateur tient aussi bien à des hasards biographiques qu’à des choix politiques : « Frans Masereel était belge, explique-t-il.À ce titre, il n’a pas disposé d’une infrastructure académique française, et n’a pas non plus été soutenu dans son pays, car il n’était ni Wallon ni Flamand néerlandophone – il était francophone. De plus, pendant la Première Guerre mondiale, il était pacifiste et a rejoint en Suisse Stefan Zweig et Romain Rolland. Or à cette époque, les pacifistes étaient considérés comme traîtres à la nation… » S’ajoute à cela que nombre de blocs de bois gravés par l’artiste et de galvanos (des clichés en relief permettant la reproduction en grand nombre) étaient considérés comme détruits, avant d’être finalement redécouverts dans une librairie zurichoise en 1999. Parmi eux, Debout les morts ! publié en 1917, et la série complète des 25 images de la passion d’un homme, soit le premier roman sans paroles de l’artiste, paru en 1918 à Genève. Intégrés depuis aux collections de l’Amsab-Institut d’histoire sociale à Gand, ces blocs ont sans doute joué un rôle dans sa redécouverte.

De la xylographie au manifeste

Né à Blankenberge, en Flandre-Occidentale, en 1889, Frans Masereel a touché durant sa longue carrière à tous les arts, de la peinture à l’huile à la céramique en passant par l’affiche et le cinéma d’animation. C’est pourtant en tant que graveur qu’il a marqué les esprits – que ce soit dans la presse ou l’édition. Il a notamment illustré les ouvrages de Romain Rolland, Pierre Jean Jouve, Stefan Zweig, Maurice Maeterlinck et Émile Verhaeren, sans parler des « classiques » d’Eschyle, Hugo, Shakespeare ou Zola. « Penché pendant plus d’un demi-siècle sur un parallélépipède d’essence de poirier, ce travailleur acharné a su en extraire un œuvre gravé sans égal, conférant à la xylographie une aura dont l’écho, après s’être répandu aux quatre coins du globe, prospère aujourd’hui à bruit secret »,écrit Samuel Dégardin, auteur d’une thèse sur Masereel, dans L’empreinte du monde.

L’artiste s’initie à cette technique très ancienne à Paris, dans le magasin de couleurs d’un certain Quatrebœufs, juste avant la Première Guerre mondiale. Il n’est à l’époque pas le seul à s’y intéresser : en plein essor de la « reproductibilité technique », Gauguin, Munch, Valloton, certains dadaïstes et artistes du Cavalier bleu investissent, comme par contrecoup, la xylographie. Chez Masereel, ce procédé de gravure sert un traitement contrasté du motif, qui sied on ne peut mieux à ses sujets de prédilection : les ravages de la guerre, la question sociale et la condition ouvrière, l’urbanisation, les inégalités criantes de la société de l’entre-deux-guerres… « La gravure sur bois m’avait semblé être un moyen de lancer une sorte de message et d’exprimer tout ce qui bouillonnait en moi : après la lutte contre la guerre, l’amour de ce qui est beau et valable dans la vie », confirme Masereel dans un entretien avec Pierre Vorms reproduit dans L’Empreinte du monde.

Le roman sans paroles, œuvre universelle

Pour ce libertaire et sympathisant communiste (quoique jamais encarté), la gravure offre aussi de diffuser très largement ses œuvres pour des coûts de fabrication modiques : « Ce qui l’intéressait c’était la facilité de créer des multiples, et pas forcément des œuvres uniques réservées à un collectionneur, explique Martin de Halleux. Il avait cette ambition de présenter son art au plus grand nombre. »Idée le suggère d’ailleurs, en montrant son personnage féminin pénétrer dans une imprimerie, pour en sortir auréolée, triomphante. Elle aura beau faire ensuite l’objet d’un autodafé prémonitoire, il est trop tard : sa diffusion est assurée. « Nul besoin d’être polyglotte (…) pour avoir envie de se réjouir de l’œuvre de ce grand artiste », affirme ainsi Thomas Mann. Proche du cinéma muet, le roman sans paroles dit l’essentiel avec une remarquable économie de moyens.

Les procédés narratifs mis en œuvre par Frans Masereel, et qui inspirent aujourd’hui tant d’auteurs, d’Eric Drooker à Thomas Ott, n’expliquent pourtant pas seuls le regain d’intérêt dont il fait l’objet. Alors que se multiplient les comparaisons entre le monde contemporain et les années 1930, il se pourrait bien que son engagement politique et ses thèmes de prédilection résonnent puissamment avec notre époque. Sans aller jusqu’à accréditer l’idée que celle-ci serait une redite de l’entre-deux-guerres, Martin de Halleux campe ainsi un Masereel précurseur à bien des égards. « Il est d’une actualité incroyable, note-t-il. Bien avant #MeToo, il dénonce les violences faites aux femmes, en montrant le patron qui harcèle sa secrétaire ou le bourgeois qui achète des prostituées. Il évoque aussi la déforestation, la colonisation et certaines de ses gravures, comme Les Fumées, datée de 1933, annoncent déjà les camps de la mort. Il a un côté visionnaire. »

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°516 du 1 février 2019, avec le titre suivant : Frans Masereel, graveur visionnaire

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