Françoise Vergier, un monde à part

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 février 2004 - 1048 mots

Françoise Vergier entretient un rapport fort avec la terre ; beaucoup de ses œuvres établissent un lien entre féminin et paysage, un monde rural dont « le paysage, le foyer, le giron et le champ » sont l’âme.

Elle l’a prise avec une extrême délicatesse dans le creux de ses deux mains, plaçant l’une juste sous le menton, l’autre à l’aplomb de la nuque. Elle en a estimé le poids en la soulevant à peine une première fois avant de l’extirper, très lentement, de la caisse dans laquelle elle se trouvait. Elle l’a doucement déposée sur le socle qu’elle avait installé à portée de main ; enfin, d’un petit souffle, elle l’a débarrassée de quelques billes plastifiées qui lui collaient au visage. Alors est apparue, comme celle d’une déesse d’un temps révolu, la figure surprenante d’une femme venue d’on ne sait où, le crâne exagérément allongé, la tête chauve, bandée tout autour à hauteur des yeux d’un paysage dessiné dans la matière. Réitérant l’opération avec les mêmes gestes de prudence, elle a ensuite sorti d’une autre caisse une sorte de sculpture informe aux allures de pain de sucre, puis se saisissant d’un globe de verre translucide qui était posé sur une table voisine, elle l’a placé dessus avec un soin immense, regardant au travers tout en tournant autour. Sous la cloche vitrifiée, dont les tons opalescents suggéraient une atmosphère embrumée, on pouvait découvrir comme un paysage de montagne miniature qui faisait étrangement penser à ces pierres de lune si prisées des Chinois.
Dans le sous-sol des réserves du musée d’Art contemporain de Nîmes, Françoise Vergier sort de leurs caisses, une, puis deux, puis trois, enfin cinq des sculptures qui y sont entreposées en attente de leur exposition. Tout aussi curieuse que ceux à qui elle les montre, elle fait au fur et à mesure qu’elle les installe toutes sortes de commentaires qui se voudraient autant d’explications sur ce qu’elles sont mais qui restent, en réalité, autant d’énigmes à élucider. Tu aimes… Tu protèges… Tu as… La ceinture de ma mère, grise… Paysage irrigué… : leurs titres n’ont rien de dénotatif et n’aident guère à cerner le propos. Pas plus d’ailleurs que le titre qu’elle destine à son exposition : « Le paysage, le foyer, le giron et le champ », lequel renvoie à quelque chose d’un monde antérieur. Extrait de l’ouvrage du philosophe allemand Peter Sloterdijk, Bulles (Sphères I), il suppose en fait, à cette seule référence, une attitude rebelle contre la pensée médiatique dominante. Il faut préciser que, dans son livre, l’auteur vise à expliciter « le caractère inouï et monstrueux du temps qui est le nôtre », comme l’a justement analysé la journaliste Aude Lancelin. Véritable « bombe mobilisant le mythe et la pensée heideggerienne, les concepts psychanalytiques et la science de l’évolution pour offrir la plus ambitieuse et la plus originale description phénoménologique de l’être-au-monde jamais tentée depuis Être et Temps » (A. L.), l’ouvrage Bulles dénonce le fait qu’être moderne, c’est vivre comme « un noyau sans écorce », épluché de toutes les sphères protectrices qui rendaient jusque-là le monde habitable. Non point nostalgie réactionnaire mais vision inquiète sur l’être contemporain.
Originaire du Sud de la France, où elle vit toujours, issue d’une famille d’agriculteurs, Françoise Vergier, née en 1952, entretient un rapport extrêmement fort avec la terre et la plupart de ses œuvres établissent un lien entre corps féminin et paysage. Son travail qui est apparu sur la scène artistique dans les années 1980 y occupe une place totalement à part. Comme on avait pu le remarquer voilà une huitaine d’années, lors de l’exposition personnelle que lui avait consacrée le Centre Pompidou, Vergier développe une œuvre singulière qui cultive l’étrange et le secret – voire l’initiatique – et qui en appelle à des techniques et à des matérialités plus volontiers artisanales que du dernier cri technologique, comme l’émail, le bronze, la céramique, le bois, la pâte de verre, la terre cuite, etc. Le dessin y est employé à mettre à vue toute une iconographie où se confondent dans une harmonie existentielle figure humaine et paysage de nature. L’un et l’autre s’y informent à l’aune d’une pensée première sur le monde qui se nourrit d’une approche poétique sur l’acte même de création. Non seulement sur le mystère de la vie – « La grande énigme humaine et le secret du monde ! » s’exclamait Victor Hugo – mais aussi sur le rôle et le statut social de l’artiste.
S’il prend origine dans son immédiat environnement et la culture d’un monde rural dont « le paysage, le foyer, le giron et le champ » sont l’âme, le monde de Françoise Vergier n’en connaît pas moins une expansion conceptuelle fondée sur une pensée cosmogonique dont les astres, le paysage, l’antinomie sexuelle de l’homme et de la femme, les liens de filiation, uniquement matrilinéaire font partie. C’est du moins selon une telle dialectique que l’artiste a pensé le parcours de son exposition nîmoise, invitant le regardeur à déambuler d’une salle à l’autre. De celle dite « des conjugaisons » à celle « des solitudes », puis de celle « du giron » à celle « du chant », de celle « des paysages irrigués » à celle « de l’horizontale », enfin de celle « de l’appel d’air » pour achever dans la « salle avec Diogène de Sinope ». Un parcours aux allures d’un récit, une sorte de conte, écrit par l’artiste et au fil duquel elle entraîne le lecteur à la découverte d’un monde autre. Un monde à part.
À mi-chemin entre objet et sculpture, les œuvres de Françoise Vergier se donnent parfois à voir dans le cadre d’installations composites comme celles qu’elle a constituées jadis en hommage à certains grands peintres, intitulées Noms (1984-1987) ou celle conçue spécialement pour Nîmes, intitulée Le Bureau de Diogène (2002-2003). Composée d’une grande jarre en terre cuite portant de petits animaux en terre émaillée posée sur un grand socle où sont dessinés le plan du centre de la ville ainsi que des maximes philosophiques, celle-ci est une invitation pour le visiteur à construire son propre univers.

« Françoise Vergier – Le Paysage, le foyer, le giron et le champ », NÎMES (30), musée d’Art contemporain, place de la Maison carrée, tél. 04 66 76 35 70, 6 février-2 mai.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°555 du 1 février 2004, avec le titre suivant : Françoise Vergier, un monde à part

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