Françoise Pétrovitch, les traces du temps

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 septembre 2003 - 993 mots

Après dix ans de travaux, Françoise Pétrovitch a quitté le papier et le dessin pour s’intéresser à la toile et à la peinture, mais en empruntant toujours ses thèmes dans le monde du quotidien.

Le regard fixe sous ses lunettes blanches, la cigarette au coin des lèvres, un bob sur la tête, le sac en bandoulière, il tient sous son bras un casque de moto. Les cheveux longs, le débardeur bleu-violet frappé d’un cœur surmonté du mot love, elle pose en train de boire, verre en main et paille à la bouche, sur fond de paysage urbain. Il est chinois, elle est blanche – sinon rose, au vu de la peinture. Par la façon dont ils sont figurés en gros plan américain, ils imposent au regard leur présence. À la fois singuliers et uniformes, ils sont tous deux saisis dans la même gangue picturale, quelque peu déliquescente, qui en arrive même à brouiller leurs traits. Qui sont-ils ? Des personnages réels ou les figures types d’une génération ? Des individus nommés ou des modèles résolument anonymes ? Délibérément, l’artiste entretient le doute. Une certitude toutefois, c’est que, puisque nous sommes face à la peinture, la réalité n’est point de mise. Et pourtant c’est bien sur le réel que la démarche de Françoise Pétrovitch s’appuie, mais celle-ci se l’approprie et le transfigure pour en déduire un autre, celui précisément de la peinture.

Intitulée Périphérie, la série de portraits d’adolescents peints grandeur nature que Françoise Pétrovitch a réalisés il y a quatre-cinq ans marquait un tournant dans le développement de son œuvre. Après une dizaine d’années de travaux empruntant ses thèmes au monde du quotidien et de l’enfance, multipliant les exercices d’édition, l’artiste a quitté la dimension du papier et du dessin pour s’intéresser à celle de la toile et de la peinture. Un changement d’échelle non point définitif  – Françoise Pétrovitch adore tout ce qui est de l’ordre de la graphie et enseigne la gravure à l’école Estienne – mais qui lui permettait d’élargir son champ d’action. Du pinceau au crayon, d’une matière fluide à des encres plus épaisses, de la pratique du collage à celle – pourquoi pas ? – de la machine à écrire, Pétrovitch s’est fait une sorte de spécialité à éprouver toutes les techniques et à passer sans crier gare de l’une à l’autre. Comme il en est des sujets d’ailleurs, traitant avec un égal succès le portrait et le paysage, créant un accordéon de cartes postales, concevant un énième livre d’artiste aux allures de vieux cahier jauni par le temps, recueillant chaque jour pendant deux ans le titre des infos de 7 heures sur France Inter, les associant à deux dessins quotidiens et regroupant le tout dans des classeurs à consulter.

La vie au jour le jour, le temps qui s’écoule, les gens comme ils se montrent, le monde comme il va : tels sont les motifs privilégiés de l’œuvre polymorphe de Françoise Pétrovitch. Avec son air de femme rangée, cette façon posée qu’elle a de parler de son travail et cette faculté de s’émerveiller d’un rien, elle pourrait sembler complètement hors mode. « Je n’aime pas les grands thèmes », ose-t-elle même dire, prenant le risque par là de laisser croire qu’elle n’est pas de taille à s’y confronter. Il n’en est rien et elle n’a pas son pareil pour pointer d’un trait telle situation, pour la retourner à son avantage en lui inventant une expression plastique inédite. Il y va chez elle tantôt du rêve, tantôt de la fiction, tantôt de l’ironie. Il y va souvent d’une sorte d’impertinence amusée et elle excelle dans la façon d’aborder finalement tout ce qui touche à l’idée de société, entendue comme forme d’organisation vive et prospective. Ses premiers travaux sont autant d’images au quotidien d’une vie sans cesse revisitée. Ses figures d’adolescents composent de véritables galeries de portraits d’époque. Ses paysages offrent comme une réflexion sur les notions de territoire et de frontière.

L’empreinte, les traces du temps, rien n’est plus facile pour Françoise Pétrovitch que de les fixer en surface de ses estampes : les techniques et les matériaux employés n’y aident pas seulement, ils en sont les vecteurs emblématiques. Par nature en effet, gravure, lithographie, sérigraphie, etc., sont autant de pratiques qui sanctionnent ce genre d’arrêts sur image. À leur fréquentation, l’artiste a dû apprendre mille et un secrets qui lui permettent de parvenir aux mêmes résultats de suspension et de scription en surface de grands lavis sur papier.

La série des Supporters qu’elle décline depuis deux ans témoigne ainsi d’une implacable économie de moyens qui vise à atteindre une forme encore plus générique que par le passé. Simplement silhouettées, ses figures ne sont plus affublées de traits caractéristiques, excepté un mot en façade (ou au dos, allez savoir !) de leur vêtement : Dreams, Wild, Fun, Slow... Les modèles de Pétrovitch ne sont plus que les silhouettes génériques d’une présence qui se dilue dans la matière liquéfiée du lavis et dont la jeunesse est déterminée par une corpulence et un mode vestimentaire. Il n’y va plus d’une image, au sens où ce mot sous-entend l’idée d’une mimesis, mais d’une icône, c’est-à-dire d’un signe, voire d’un symbole, qui renvoie à un référent. Il ne s’agit plus d’une relation discursive au monde extérieur mais de l’expression d’un aveuglement qui confère à ces figures en quête d’identité une dimension archétypale. Il n’y va plus du soin d’une description mais d’une épiphanie. Comme si, à force de scruter le monde, de l’affronter sous tous les angles, de le mettre à plat dans tous les sens, Françoise Pétrovitch était parvenue à lui faire rendre sa « substantifique moelle ». Du moins en ce que l’art du portrait demeure le plus radical exercice d’intelligence de l’autre, de soi et du monde.

PARIS, galerie RX, 6 rue Delcassé, VIIIe, tél. 01 45 63 18 78, 4 septembre-18 octobre. Monographie à paraître ce mois-ci : Michel Nuridsany, Françoise Pétrovitch, texte franco-anglais, Semiose éditions, 20 euros.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°550 du 1 septembre 2003, avec le titre suivant : Françoise Pétrovitch, les traces du temps

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