France : la surveillance humaine

Le Journal des Arts

Le 3 janvier 1998 - 1209 mots

La France est, après l’Italie, le deuxième pays au monde victime du pillage de ses trésors nationaux. Mais c’est aussi, avec son voisin transalpin, le territoire le plus riche en œuvres d’art, dispersées dans des établissements de taille moyenne, parfois anciens. Face à cette situation spécifique, les musées français misent plutôt sur la vigilance des agents de surveillance que sur la course à l’équipement. Malheureusement, les effectifs ne sont pas à la hauteur de cette politique.

“Les musées sont comme des supermarchés, il n’y a qu’à se servir. C’est plus facile que de voler une cassette au Virgin Megastore”, fanfaronne Richard E. devant le tribunal. Le 4 juillet 1990, ce jeune homme avait défrayé la chronique en s’attaquant à trois musées parisiens en plein jour : le Louvre, Carnavalet et le Musée Hébert. Régulièrement, des séries de vols – à Écouen, Compiègne, Bagatelle, Fontainebleau, au Louvre, et tout récemment à Angers, Saintes et La Rochelle – viennent remettre en question la protection des collections publiques.

Yves Lacroix, chargé de la prévention contre les vols et les malveillances à la Direction des mu­sées de France (DMF), estime qu’au cours des trois dernières années, une moyenne an­nuelle de 40 pièces ont été dérobées dans les  musées, 209 dans les lieux de culte et 591 dans les châteaux. Les vols d’objets d’art sont en augmentation depuis vingt ans, et les collections pu­bliques n’échap­pent pas à la règle.

Principalement visées, les œuvres des petits maîtres du XIXe siècle, faciles à écouler, et les formats réduits, comme les bronzes ou les dessins. D’après le commissaire Mimran, de l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC), dans la moitié des cas, les voleurs agissent pendant les heures d’ouverture, après un premier repérage des lieux. L’attaque à main armée, comme à Marmottan en 1985, ou le cambriolage de nuit, comme à Fontainebleau en 1995, sont le fait de bandes organisées mais restent exceptionnels. En fait, selon un rapport du ministère de la Culture, la majorité des disparitions se produit dans les réserves. Les musées hésitent à les déclarer car elles impliquent une responsabilité interne. Le problème est alors réglé discrètement. Il y a quelques années, un établissement parisien avait équipé toutes les portes de ses réserves d’un verrou supplémentaire, car il suspectait l’agent de sécurité détenteur des clés de la première serrure…

Face à la diversité des risques et des modes opératoires, la DMF préconise une politique de prévention au cas par cas, essentiellement fondée sur la surveillance humaine. “Les actions humaines telles que le vol sont imprévisibles. Il ne peut y avoir de réponse standard”, déclare Yves Lacroix. Pas de normes nationales de sécurité donc, mais des expertises pour évaluer les besoins de chaque établissement et des missions de formation auprès du personnel. Un inspecteur de police ajoute : “On peut se lancer, comme aux États-Unis, dans la course à l’équipement. Mais c’est sans fin. Il existe une riposte pour chaque nouvel appareil. Il suffit de couvrir de mousse une alarme pour la neutraliser. Ou encore, comme au Musée Napoléon Ier à Fontainebleau, de forcer les grilles et les portes blindées avec une voiture bélier et de tout rafler en dix minutes, sans se soucier de l’alarme. Quand la police est arrivée, les oiseaux s’étaient envolés.”

Plutôt que de transformer les musées en bunkers, ou d’investir dans le tout dernier diffuseur de fumée aveuglante, la DMF préfère donc s’en tenir aux équipements clas­siques – systèmes mécaniques, vitrines, détection volumétrique, rideaux-radars, caméras et câbles sensitifs pour les tableaux de valeur, as­sociés à une surveillance humaine.

Discours rassurant et réalité contrastée
Cependant, derrière ce discours de bon sens se cache en fait une certaine pénurie de moyens et une grande disparité entre les établissements. Gilbert Heymes, à l’OCBC, déplore l’absence de normes de sécurité en matière de vol : “Quand un musée ouvre, les pompiers viennent vérifier le système de sécurité incendie. S’il n’est pas aux normes, on arrête tout. Rien de tel n’existe pour assurer la protection des œuvres contre le vol”. À la DMF, Yves Lacroix reconnaît qu’il n’a qu’un pouvoir de conseil et de coordination auprès des musées contrôlés : “Nous ne pouvons pas obliger les collectivités territoriales à faire effectuer des travaux qui sont à leur charge pour 60 %” (la DMF subventionne 40 % du coût). D’autre part, avec seulement un ingénieur et deux responsables de la sécurité, détachés par les ministères de la Défense et de l’Intérieur, la DMF doit régulièrement confier des dossiers à des cabinets d’expertise privés. “Leurs audits absorbent tout l’argent disponible. Il ne reste plus rien pour les travaux”, dénonce un technicien d’une société en systèmes de protection. “Si nous laissions les entreprises spécialisées établir des devis et déterminer les besoins, nous plongerions dans le suréquipement”, rétorque Yves Lacroix.

Petits bouts de ficelle et corde à piano
Si le suréquipement guette les Musées d’Orsay et du Louvre, certains établissements disposent d’à peine 50 000 francs pour mettre en place un système de protection. Interrogés sur leurs moyens de prévention, la plupart des directeurs de musées répondent que leur “sécurité, c’est de ne pas parler de la sécurité”. En 1992, après le vol de l’Enfant à la poupée de Picasso, au Musée de Grenoble, Le Monde révélait l’absence de caméras et de dispositifs électroniques de protection pendant la journée. Au Musée Carnavalet, sous tutelle de la Ville de Paris, le pire n’a été évité que grâce à la vigilance d’un gardien. Une corde à piano reliée au mur assurait la protection de bougeoirs anciens, exposés dans une alcôve à l’abri des regards mais à portée de main. Un matin, l’agent de surveillance a constaté que la corde avait été sectionnée – le voleur comptait sans doute revenir. Finalement, les conservateurs ont décidé de descendre tous les bougeoirs de valeur dans les réserves…

La protection des collections passe aussi par le marquage des œuvres et, surtout, par un inventaire précis. Les conservateurs répugnent parfois à faire poser des puces électroniques qui permettent d’identifier avec certitude une œuvre volée mais touchent à son intégrité. En revanche, les lacunes de catalogage reflètent clairement un manque de personnel scientifique. Terence Burton, responsable de la branche Objets d’art chez Generali Concorde Assurances, constate que de nombreux  musées ne possèdent pas d’inventaire complet. De même, les pièces exposées dans les salles ne sont pas toujours répertoriées. Ainsi, lorsque le conservateur du Musée du Présidial, à Saintes, a voulu déclarer à la police la disparition d’une nature morte de Jan Davidsz De Heem, cet automne, les informations les plus élémentaires lui manquaient pour décrire et nommer le tableau.

Si les établissements montrent une grande disparité d’équipements, le manque d’effectif semble en revanche être le lot commun. Une déléguée syndicale nationale souligne la baisse proportionnelle du nombre d’agents d’accueil et de surveillance. “La vague d’ouvertures de musées dans les années quatre-vingt ne s’est pas accompagnée d’une augmentation des recrutements. Au contraire, les fonctionnaires ont souvent été la cible des gouvernements. Aujourd’hui, on titularise les vacataires, mais il n’y a presque pas de créations de postes.” Les musées français jouent la carte humaine dans la lutte contre le vol, mais cette politique est-elle réalisable avec les moyens actuels ? Le Louvre, le plus riche musée de France, ferme régulièrement des salles par manque d’agents de surveillance.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°51 du 3 janvier 1998, avec le titre suivant : France : la surveillance humaine

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque