Batteur et compositeur, Fabrice Moreau est un accompagnateur recherché qui a commencé son métier dans la chanson avant de devenir un acteur indispensable de la scène jazz française. Ce n’est pourtant qu’à 43 ans qu’il présente son premier album en tant que leader, le projet « Double portrait » dans lequel il révèle, outre ses propres compositions, sa peinture non figurative…
Comment le goût de la peinture vous est-il venu ?
Quand j’avais 11 ans, j’ai vu mon père pleurer devant un tableau de Cézanne et j’ai décidé de devenir assez sensible à la peinture pour être capable d’en pleurer. J’ai toujours peint et dessiné, mais je ne ressentais pas une émotion aussi forte face à la peinture qu’à l’écoute de la musique. J’ai cherché longtemps, et c’est en voyant, plus tard, un tableau de Bonnard à Giverny que j’ai eu le sentiment d’y être arrivé. Il m’a fallu pour cela développer tout mon sens poétique. J’ai passé beaucoup de temps à analyser pourquoi j’aimais telle toile ou pas. J’ai des réactions très organiques.
Ça part toujours du corps, d’un élan que je ne contrôle pas. J’analyse après. C’est ce qui m’a permis de trouver une logique. J’ai fait émerger mon sens esthétique grâce à cette balance perpétuelle entre le corps et l’esprit.
Votre approche de l’art est-elle la même en tant que peintre et musicien ?
J’ai pris des cours de dessin et de peinture parallèlement à mon apprentissage de la musique. Mais c’est un chemin qui a pris une évolution plus lente qu’avec la batterie. Il y a eu un très long processus de prise de confiance dans mon geste, ma façon de sentir les choses, les structurer, trouver des textures personnelles. Comme en musique, j’écoute la critique, je glane des informations dans l’expérience d’autres artistes. J’aime chercher. La composition de musique et la peinture sont des expériences très proches, solitaires. Si j’ai choisi à 15 ans de jouer de la batterie, c’était pour aller vers les autres, pour ne plus être seul devant mon tableau. Mais, après toutes ces années d’expérience, j’ai eu à nouveau besoin de me retrouver seul, en composant et en peignant. C’est mon évolution dans la musique qui m’a permis de rendre solide mon geste de peintre. Tout est mêlé. Je ne fais pas de différence entre ces expériences, qui se nourrissent les unes des autres.
Voyez-vous des liens précis entre la peinture et le jeu de batterie ?
Le lien, c’est l’espace. J’aime jouer avec les vides et les pleins en musique, je vois la musique en volumes. J’aime décliner des motifs, des fragments de mélodies et de rythmes, comme en peinture. Mon premier élan est gestuel, très organique, improvisé. Une mélodie me vient en chantant, comme sur la toile, je lance quelque chose, un trait, une couleur. Tout est ensuite une question de choix. C’est là que je mets mon empreinte.
Les titres de vos morceaux font parfois référence à la peinture. Laquelle ?
J’ai écrit un hommage à Bram Van Velde, dont il y avait une lithographie chez moi quand j’étais petit. C’est un peintre important pour moi, que j’ai redécouvert par la lecture des lettres de Samuel Beckett. Je trouve leur poésie très liée : c’est celle du questionnement. J’aime quand il y a une part d’indéterminé : ce sentiment de bascule entre quelque chose de très quotidien, agréable à l’oreille ou au regard et qui nous emmène complètement ailleurs. Bram Van Velde laisse sa peinture vivre de sa propre vie. C’est ce que j’aime aussi chez Bonnard, des scènes très quotidiennes qu’il peint de façon presque sacrée. Ou chez Giorgio Morandi, qui peint des natures mortes avec beaucoup de mélancolie. Nicolas de Staël évoque ces deux choses essentielles pour lui en art : la « fulgurance de l’autorité » et la « fulgurance de l’hésitation ». J’aime beaucoup cet oxymore. « Fulgurance de l’hésitation », c’est magnifique.