Au pouvoir depuis 2014, le président turc a entrepris d’écrire un récit national empreint de religion, au risque de détruire l’héritage kémaliste.
Turquie. Lors du centenaire de la République turque en octobre 2023, Recep Tayyip Erdoğan a déclaré que le XXIe siècle serait « le siècle de la Turquie ». Derrière ce lexique conquérant se cache une conception spécifique du nationalisme et de l’identité de la Turquie contemporaine. Issu du parti islamiste AKP, Erdogan doit composer avec deux héritages politiques encombrants : celui du parti historique Union et progrès, et celui de Mustafa Kemal, père fondateur de la Turquie moderne. S’il reste fidèle à certaines lignes directives de ces héritages comme la négation du génocide arménien et les revendications territoriales, Erdogan a cependant profondément modifié la nature du récit officiel turc. Dans le nationalisme unioniste, être turc signifiait par défaut être musulman, une conception encore ancrée dans l’esprit de certains Turcs aujourd’hui. Le kémalisme au contraire a imposé une identité laïque, où l’islam restait cantonné à la sphère privée. Dans un article publié sur le média indépendant Balkan Insight en août 2020, l’ex-député turc Aykan Erdemir rappelait qu’Erdogan « se débat constamment avec le legs politique » du kémalisme, au point d’insulter la mémoire de Kemal et de faire détruire des dizaines de bâtiments publics portant le nom d’Atatürk.
Si l’AKP respecte l’héritage politique de Kemal, Erdogan par ses actions a montré qu’il s’en affranchissait. Cela se traduit dans les politiques culturelles et patrimoniales, Erdogan a ainsi multiplié les conversions d’églises en mosquées. Après la basilique Sainte Sophie en 2020, le président vient d’officialiser en mai 2024 la conversion de l’église Saint Sauveur de Chora, une église grecque orthodoxe (IVe siècle après J.-C.) inscrite au patrimoine mondial par l’Unesco. Connue pour ses fresques byzantines du XIVe siècle, l’église avait été convertie en mosquée au XVIe siècle avant de devenir un musée en 1948. La diffusion de la cérémonie dans tous les médias turcs en présence du grand mufti d’Istanbul a donné à cette action une portée politique évidente. Mais Erdogan ne se contente pas de convertir des églises en mosquées, il en fait aussi construire. En 2019, il a inauguré la grande mosquée Camlica sur la rive orientale d’Istanbul, d’une capacité de 60000 personnes. Toute son architecture est imprégnée de symbolique : selon les deux femmes architectes qui l’ont conçue, la coupole du dôme culmine à 72 mètres de haut car cela symbolise les 72 groupes ethniques qui composent la Turquie. Et quatre des six minarets font 107,1 mètres de haut précisément, pour rappeler qu’en 1071 les Seldjoukides (dynastie turque du Proche Orient) ont battu les Byzantins à la bataille de Manzikert. Les architectes se disent « fières d’avoir construit une mosquée monumentale pendant la période républicaine turque », selon les médias locaux. Plusieurs détails ornementaux font aussi allusion à la période ottomane, une période effacée de l’histoire officielle par les Unionistes et par le kémalisme. Un ancien député de l’AKP a déclaré lors de l’inauguration que cette mosquée constituait « une salutation à l’égard de la République turque, du patrimoine ottoman et des ancêtres musulmans de la Turquie, en un seul lieu » : il y a donc rupture avec les discours nationalistes précédents. Cette mosquée illustre une caractéristique de la politique culturelle d’Erdogan que la chercheuse Alexandra Vukovich qualifiait de « dé-sécularisation » dans un article publié sur Balkan Insight en septembre 2020. Malgré la prégnance de l’héritage kémaliste, l’identité turque revendiquée par l’AKP s’est donc construite sur une utilisation politique de l’islam.
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Erdogan met en œuvre une réécriture de l’histoire et de la mémoire turques
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°635 du 7 juin 2024, avec le titre suivant : Erdogan met en œuvre une réécriture de l’histoire et de la mémoire turques