Turquie - Politique

ENTRETIEN

Duygu Tasalp : « La négation du génocide arménien transcende les clivages politiques en Turquie »

Par Olympe Lemut · Le Journal des Arts

Le 5 juin 2024 - 1369 mots

La Turquie moderne s’est construite sur le génocide arménien. Cette épuration éthnique et religieuse est loin d’être reconnue par les gouvernements turcs successifs qui fabriquent des récits mémoriels loin de la réalité historique.

Turquie. Duygu Tasalp est historienne, spécialiste de l’histoire politique de la Turquie au XXe siècle. Elle est actuellement chargée de recherches à l’Université catholique de Louvain (Belgique). Son ouvrage Cent ans de négation examine la construction des récits mémoriels turcs autour de l’héritage intellectuel du Comité Union et Progrès, plus ancien parti de Turquie et responsable du génocide de 1915. Duygu Tasalp met en lumière l’importance du négationnisme dans ces réécritures du passé.

Comment s’est structurée la notion de « turcité » à travers les mémoires unionistes (membres de Union et Progrès) et quel est l’héritage politique de ce concept ?

La notion de turcité apparaît assez peu dans les mémoires d’Unionistes. En fait, tout dépend de la période où ces mémoires ont été rédigés, mais aussi de celle où ils ont été publiés. Dans les mémoires rédigés très précocement, comme ceux d’Enver Pacha (chef de file des Jeunes Turcs puis ministre de la Guerre ottoman), le terme « turc » n’apparaît pas. Il n’est question que des Ottomans et des musulmans, toujours dans une opposition aux chrétiens. Le Dr Reşid Bey qui écrit ses mémoires après la guerre (en 1919) parle lui aussi plus volontiers de « Musulmans ». Les rares fois où il mentionne « les Turcs », il n’oublie pas d’ajouter « ou musulmans », signifiant par là que les deux termes sont synonymes. Halil Menteşe (membre des Jeunes Turcs puis ministre ottoman des Affaires étrangères), quant à lui, précise que Mustafa Kemal comme Enver Pacha étaient bien « turcs de père et de grand-père », n’en déplaise à ceux qui les soupçonnaient d’être juifs ou slaves. Dans les mémoires de Talât et Cemal (les deux principaux chefs de Union et Progrès), écrits en plein contexte des conférences de paix de 1919 et des redéfinitions territoriales, il s’agit avant tout de prouver que les territoires revendiqués sont « turcs », c’est-à-dire habités en majorité par des musulmans. Aujourd’hui, et bien que le kémalisme soit passé par là en tentant de définir la turcité comme civilisation en dehors de l’islam, l’islamité constitue toujours une clé de voûte du nationalisme turc et de la turcité. Il est encore très difficile pour beaucoup de Turcs d’imaginer qu’un Arménien ou un Juif, même s’il est né en Turquie, qu’il parle turc, qu’il vote aux élections, peut être considéré « turc » à part entière.

Comment expliquer que le négationnisme du génocide arménien de 1915 soit un invariant du récit national turc à toutes les époques ?

La Turquie moderne, en tant qu’État-nation, a été fondée sur le génocide des Arméniens, et plus généralement sur l’élimination des minorités non musulmanes de l’espace anatolien. En fait, les frontières mêmes de la Turquie, ou de ce qu’on appelle l’Anatolie, sont définies par l’absence des non-musulmans en leur sein. Dès lors, comme l’a fait remarquer l’historien Taner Akçam, reconnaître le génocide pour les Turcs, c’est reconnaître que notre existence, en tant que Turcs, repose sur la non-existence des autres, et en particulier de l’Autre par excellence, l’Arménien. Au-delà d’un sentiment de culpabilité, ou des craintes concernant les indemnisations et réparations, le risque est de tomber dans un néant ontologique, une sorte de « trou noir ». C’est, à mes yeux, ce qui explique que la négation du génocide soit un invariant dans le temps, mais aussi un invariant transcendant les clivages politiques. Seul le parti de Selahattin Demirtas, actuellement en prison, se distingue à ce niveau, reflétant aussi les efforts de la société kurde de Turquie de se confronter à ce passé.

Où en est aujourd’hui la politique mémorielle turque sur le génocide ?

Aujourd’hui dans la mémoire officielle turque le génocide des Arméniens est nié en tant que crime. C’est la qualification qui est rejetée, mais les faits, les événements ne sont pas à proprement parler niés. Ils sont plutôt justifiés par le contexte de guerre, la nécessité de défendre l’Empire, les activités des révolutionnaires arméniens… Depuis une vingtaine d’années, même les chiffres des morts, même le million et demi avancé par les historiens occidentaux et dissidents, ne provoquent plus autant de crispation. Mais malgré cette apparente « détente », malgré cette nouvelle attitude décomplexée de certains historiens officiels ou de certains journalistes turcs, le génocide demeure un tabou. Le terme génocide est mis systématiquement entre guillemets, ou alors on parle des « allégations infondées de génocide ». Prononcer ce mot au sein de la Grande Assemblée nationale de Turquie peut faire encourir aux députés des peines d’amende ou d’exclusion temporaire. Quiconque reconnaît publiquement le génocide prend le risque d’être accusé d’« injure à la nation » conformément à l’article 301 du Code pénal turc, mais surtout d’être étiqueté « traître », et de subir un lynchage médiatique. Bien sûr, ce n’est pas systématique : tout dépend de la notoriété de la personne, de l’écho que peut avoir sa parole, et il y a aussi une certaine part d’aléatoire.

Vous évoquez le Monument de la Liberté d’Istanbul, pouvez-vous préciser son histoire et sa place dans le récit mémoriel turc ?

En 1943, la dépouille de Talât Pacha (mort à Berlin en 1921) est rapatriée, avec l’accord de Hitler, et enterrée au pied du « Monument de la Liberté » (Âbide-i Hürriyet), à Istanbul (dans le quartier de Şişli). Le choix de ce lieu est significatif d’une volonté affichée de la part du président Inönü (successeur de Mustafa Kemal Atatürk) de renouer avec la période unioniste, d’honorer et de relégitimer ses lieux de mémoire. Ce monument aux morts, le premier de ce genre élevé à Istanbul, représentant un canon dirigé vers le ciel, avait en effet été érigé entre 1909 et 1911 par les Unionistes eux-mêmes, en hommage aux morts de l’insurrection contre-révolutionnaire du 13 avril 1909 (d’où l’idée de liberté). Il est entouré de dizaines de tombes. En 1996, c’est au tour d’Enver Pacha, l’ancien ministre de la Guerre ottoman, mort en 1922, d’être rapatrié du Tadjikistan et enterré au pied de ce monument, avec des funérailles officielles sous l’autorité de la municipalité d’Istanbul occupée dans ces années par Recep Tayyip Erdoğan, alors membre du Parti de la Prospérité. C’est donc un monument très important pour l’analyse des politiques mémorielles. C’est au pied de ce monument que se matérialise et se met en scène, à deux reprises au cours du XXe siècle, l’avènement d’un nouveau régime mémoriel. Il serait intéressant de le comparer au Valle de los Caídos en Espagne, où était enterré Franco jusqu’en 2019.

Comment expliquer que le discours kémaliste constitue le socle de toutes les politiques mémorielles ? Est-ce encore vrai depuis l’avènement de l’AKP et l’émergence d’un nationalisme islamiste ?

La force du kémalisme réside probablement dans ses contours flous. Pour citer Hamit Bozarslan, « tout le monde en Turquie peut se dire kémaliste, les capitalistes, les communistes, les Occidentalistes, les anti-Occidentalistes », et j’ajouterais les islamistes. Erdoğan est un homme qui a lu publiquement des vers de Ziya Gökalp (sociologue et poète, idéologue de l’unionisme) et qui est allé en prison pour cela. L’héritage du kémalisme est très fort, et sur le fond, les islamistes n’ont pas ou très peu de points de divergence avec les kémalistes. Contrairement à un a priori généralisé, les partisans de l’AKP (le Parti de la Justice et du Développement, actuellement au pouvoir), dans leur majorité, conservent un sentiment de respect très fort vis-à-vis de Mustafa Kemal. Pour beaucoup, ce sont les « kémalistes » d’aujourd’hui, les partisans du CHP (le parti républicain du peuple, parti historique d’Atatürk) qui ont mal compris ou dévoyé l’idée d’Atatürk, qui n’était pas contre l’islam et dont la mère et l’épouse étaient voilées, vous précisera-t-on. Aujourd’hui les « post-post-kémalistes », un groupe mêlant des universitaires, journalistes, polémistes, se donnent pour mission de défendre l’héritage du kémalisme contre les assauts de ceux qu’ils nomment les « post-kémalistes », et notamment tous ceux qui travaillent sur la question du génocide ou sur la question kurde. Ceux-ci, en fragilisant le kémalisme, auraient ainsi fait l’affaire des islamistes, et sont tenus pour responsables de la situation politique actuelle. C’est une nouvelle forme de censure négationniste, au nom de la lutte contre la dictature d’Erdoğan. Et ce discours qui vise davantage à une chasse aux sorcières qu’à un réel apport scientifique, tire sa légitimité de sa défense du kémalisme sacré.

Cent ans de négation, Les régimes mémoriels en Turquie, de l’unionisme à l’islamisme,
éditions Karthala, Paris, 2024, 280 pages, 35 euros.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°635 du 7 juin 2024, avec le titre suivant : Duygu Tasalp : « La négation du génocide arménien transcende les clivages politiques en Turquie »

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