Neurobiologiste auréolé de multiples prix, membre de l’Académie des sciences et professeur honoraire au Collège de France, Jean-Pierre Changeux est aussi amateur d’art, collectionneur et donateur des musées de France. Promoteur du développement d’une «”¯neuro-esthétique”¯», il a également été commissaire de plusieurs expositions temporaires, comme «”¯L’âme au corps”¯», avec Jean Clair (Paris, 1993) ou «”¯Les Passions de l’âme”¯» (Meaux, 2006). Depuis 1988, il était président de la Commission interministérielle d’agrément pour la conservation du patrimoine artistique national, dite «”¯Commission des dations”¯».
Sophie Flouquet : Vous avez appris récemment que vous ne seriez pas reconduit à la tête de la Commission des dations. Quelle a été votre réaction ?
Jean-Pierre Changeux : J’ai été le président de cette commission pendant vingt-quatre ans, une durée exceptionnelle, mais cette responsabilité me prenait très à cœur. Pendant cette période, j’ai essayé de faire le maximum pour que les musées puissent s’enrichir de chefs-d’œuvre par ce moyen et c’est ce qui s’est passé. Je me sentais à même de poursuivre cette tâche, mais le ministre de la Culture m’a averti qu’il souhaitait me remplacer. C’était en fin d’année dernière. L’idée était d’en débattre ensemble afin de réfléchir au profil de mon successeur, car il s’agit d’une responsabilité majeure sur le plan de la politique d’acquisition des musées de France. Malheureusement, cela ne s’est pas produit ainsi. J’ai appris la nomination de Jean de Boishue, mon successeur, par le Journal officiel. Le ministère de la Culture ne m’en a pas prévenu.
S.F. : Pourquoi la dation n’est-elle pas plus médiatisée alors qu’il s’agit d’un moyen d’enrichissement majeur pour les musées ?
J.P.C. : J’ai toujours été relativement discret, non pas à propos du système de la dation, qu’il faut en permanence faire connaître, mais au sujet des cas individuels. Il s’agit d’une procédure personnelle qui concerne le paiement de droits, et un devoir de réserve très strict s’impose. Je tiens toutefois à faire savoir que la dation est une procédure aussi équitable que possible, la valeur libératoire des œuvres étant fixée de la manière la plus juste, la plus conforme au marché international, cela afin que ni le contribuable ni l’État ne soient lésés. L’offreur propose une valeur libératoire, laquelle est validée par la Commission des dations dès lors qu’elle est conforme au marché. Cette politique a été très fructueuse et, en dépit de la crise, il n’y a pas eu d’arrêt de l’offre.
S.F. : Pourquoi la dation des héritiers de Claude Berri a t-elle échoué ?
J.P.C. : Cette dation a été pour moi une épreuve. Elle avait été fort bien préparée dès le départ avec les héritiers de Claude Berri, ses deux fils Thomas et Darius Langmann. Je les avais reçus longuement dans mon bureau car ils souhaitaient faire une dation en mémoire de leur père. Nous nous étions entendus sur un ensemble d’œuvres, avec l’expertise du Musée national d’art moderne (Mnam), et sur des valeurs libératoires jugées conformes au marché. Nous avons beaucoup travaillé sur cette dation qui avait été acceptée à l’unanimité par la commission et que le ministre du Budget avait validée.
S.F. : Que s’est-il passé ?
J.P.C. : À la toute fin de la procédure, les héritiers devaient accepter l’offre, qu’ils avaient eux-mêmes proposée, et contresigner l’acceptation du ministre du Budget. C’est à ce moment-là qu’ils ont refusé, arguant du fait qu’une offre supérieure leur avait été faite et qu’ils renonçaient donc à la dation au bénéfice d’une vente. C’était une première dans l’histoire de la dation et, je l’espère, une dernière.
S.F. : S’en sont-ils expliqués ?
J.P.C. : J’ai essayé de les faire revenir sur leur décision, surtout Thomas Langmann qui était le plus déterminé à faire échouer la dation. Je l’ai appelé à Los Angeles. Rien n’y a fait. L’argument était financier. D’ailleurs, nous ne savons guère aujourd’hui où est passée la collection. Toujours est-il que ces œuvres n’ont pas pu entrer dans les collections du Centre Pompidou. Or les sommes engagées étaient élevées et les crédits d’acquisition des musées ne permettront sans doute jamais d’en obtenir l’équivalent. Je déplore également qu’aucune manifestation officielle publique, émanant du ministre de la Culture ou du Premier ministre, n’ait été tentée pour infléchir leur décision.
S.F. : Vous êtes vous-même collectionneur et vous avez déjà comparé le goût de la collection à un besoin presque élémentaire à assouvir. Que vouliez-vous dire ?
J.P.C. : Rassembler et collectionner relève d’une forme de pulsion, d’un comportement exploratoire du monde qui est très développé chez l’homme alors qu’il est rudimentaire chez les animaux. Le fait de collectionner ne signifie pas uniquement s’approprier mais aussi comprendre, connaître et progresser dans cette connaissance. Il s’agit d’une fonction fondamentale de notre cerveau. Cela fait partie des processus qui se développent dès l’enfance. Collectionner les timbres-poste, c’est aussi explorer une grande partie du monde.
S.F. : Mais collectionner de l’art ne requiert-il pas une curiosité particulière ? Comment peut-elle être stimulée ?
J.P.C. : Cette prédisposition à l’art est très ancienne chez l’espèce humaine. Homo sapiens a développé très précocement cette capacité de communication intersubjective par des représentations picturales, en parallèle avec le langage et la musique. L’art c’est la capacité de percevoir, de communiquer par ces objets ou œuvres d’art, et c’est une disposition fondamentale du cerveau de l’homme. Elle relève également du lien social et du vivre-ensemble mais aussi de la qualité de vie des humains. Cela dès les origines.
S.F. : Collectionner peut-il aussi relever d’une forme d’addiction ?
J.P.C. : Addiction, ce n’est pas vraiment le terme car un collectionneur doit conserver un esprit critique, ce qui n’est pas le cas avec l’addiction, qui entraîne une perte de contrôle. Collectionner requiert en revanche une éducation sur le plan de l’histoire de l’art, mais aussi sur le plan de l’œuvre. Pour bien acheter, il faut comprendre l’œuvre, si possible en identifier l’auteur, sinon en avoir situé le niveau de qualité d’une manière comparable à celles que l’on connaît dans nos musées. Cet exercice de la collection, établi à la fois d’une manière sensible et rationnelle, requiert un œil exercé, une éducation importante que tous les enfants devraient recevoir. Tout comme l’éducation à la science. Car contrairement à ce que l’on pourrait croire, art et science sont indissociables. Il existe à la fois une science de l’art mais aussi une certaine forme d’art dans la science, car la manière dont on fait de la science doit beaucoup à certaines dispositions à reconnaître l’essentiel, à découvrir une certaine forme d’harmonie.
S.F. : Pourquoi avoir fait don de nombreuses œuvres de votre collection aux Musées de France, notamment au Musée Bossuet à Meaux ?
J.P.C. : J’ai donné ce que j’avais de meilleur à l’époque et de loin. Je l’ai fait parce que j’ai acquis la plupart de ces tableaux grâce à des prix et récompenses reçus pour mon travail scientifique. Or ce travail était le mien mais aussi celui du groupe de chercheurs avec lequel j’ai collaboré. J’ai donc pensé qu’il était légitime que ces œuvres reviennent à la collectivité et qu’elles puissent être présentées dans un musée. Le Musée Bossuet est un très bel endroit, mais il mériterait d’être agrandi et développé. Or la municipalité a préféré récemment créer un Musée de la Grande Guerre, au détriment de la mise en valeur du patrimoine historique de la Ville. Je ne regrette pas d’avoir permis que ces œuvres soient associées à cette magnifique tradition de la ville de Meaux, mais je souhaiterais que la Ville y prête plus d’attention. Je ne suis toutefois pas pessimiste : tout cela peut changer dans un avenir proche.
S.F. : Si ce rapport à l’art est fondamental, pourquoi les hommes politiques n’ont-ils de cesse de parler d’un échec de la démocratisation culturelle et donc de l’accès à l’art ?
J.P.C. : Il est fondamental que l’éducation artistique et scientifique soit développée très tôt et je ne pense pas que des efforts suffisants aient été déployés en ce sens. L’Italie a réussi à stimuler l’éducation artistique, pour le plus grand bénéfice des Italiens. Pourquoi n’en a-t-il pas été de même en France ? Je pense que c’est une question politique. Peut-être est-ce dû au fait de l’acculturation du monde politique, sur le plan à la fois scientifique et artistique, même si de notables exceptions existent. Pour la science, les Anglais possèdent un système d’interaction efficace entre le Parlement et la Royal Society, et l’Académie des sciences essaye de faire la même chose chez nous. En France, cet échange mutuel d’informations me paraît urgent à développer. Le ministère de la Culture pourrait d’ailleurs donner l’exemple. Or un laboratoire de recherche comme le C2RMF [Centre de recherche et de restauration des musées de France] ne fructifie pas comme il le devrait. Philippe Walter, qui a reçu la médaille d’argent du CNRS, une très grande distinction scientifique, a quitté cette institution. Et on l’a laissé partir ! C’est une attitude inacceptable. Le C2RMF devrait activement développer la recherche, par exemple en chimie de l’œuvre d’art, mais aussi en neuroscience. C’est fondamental. On conçoit mal qu’un restaurateur soit daltonien ! Tout passe par l’œil. Il faut donc réussir à faire en sorte que ce qui se passe dans le champ de la neuroscience puisse infuser le monde de l’art et réciproquement. Ce sont des échanges qui me semblent très fructueux, [et qui sont] à développer.
S.F. : Les musées misent désormais sur des outils de médiation numériques pour faciliter l’accès aux œuvres. Qu’en pensez-vous ? Ne s’éloigne-t-on pas de l’observation des œuvres ?
J.P.C. : Tout ce qui est électronique est au contraire à utiliser, dès lors qu’il facilite l’accès aux œuvres d’une manière ou d’une autre. Bien que ces formes de médiation ne soient pas toutes équivalentes, je ne serai pas limitatif. Cela dit, je pense que la pratique directe de l’art et la fréquentation des œuvres d’art sont fondamentales.
S.F. : Vous parlez d’un besoin d’art presque primaire à assouvir. L’art serait-il donc bon pour le cerveau ?
J.P.C. : Excellent ! La pratique de l’art est complémentaire de l’exercice rationnel de la science. D’une manière un peu caricaturale, la perception artistique mobilise d’abord l’hémisphère droit du cerveau, alors que langage et rationalité mathématique mobilisent d’abord l’hémisphère gauche. Mon message : développons notre cerveau de manière aussi harmonieuse et équilibrée que possible!
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Entretien avec Jean-Pierre Changeux : « L’art est une disposition fondamentale du cerveau »
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Abonnez-vous dès 1 €Jean-Pierre Changeaux - source Kavli Prize
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°369 du 11 mai 2012, avec le titre suivant : Entretien avec Jean-Pierre Changeux : « L’art est une disposition fondamentale du cerveau »